Le génocide rwandais aux assises ou l'art du contournement

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Difficile d'obtenir un oui ou un non quand la circonvolution relève du "savoir-vivre". Aux assises de Paris, où deux anciens bourgmestres rwandais sont jugés pour leur participation au génocide de 1994, les débats vont au rythme du choc des langues et des cultures.

La nécessaire simplification des traductions du kinyarwanda, une langue imagée "qui cultive l'art du contournement", est parfois "un crève-coeur" pour la Franco-Rwandaise Dafroza Gauthier, partie civile au procès.

"Quand le témoin, qui est un ancien génocidaire, ne répond ni oui ni non mais +comprenez-moi+, il veut dire +pour me juger, vous devez juger ce que je suis, dans ma culture, à mon époque, avec mes contraintes+. C'est très compliqué à faire, sans y passer des journées entières", explique-t-elle à l'AFP.

Souvent, les témoins restent deux ou trois heures à la barre. Le procès, qui a débuté le 10 mai pour huit semaines, a été prolongé de quelques jours.

Comme toujours au tribunal, a fortiori 22 ans après les faits, un décalage est perceptible entre la nécessaire précision judiciaire et la mémoire fluctuante des témoins. Mais l'écart est ici creusé par plusieurs facteurs.

La première difficulté tient à la structure de la langue pour Joseph Ufiteyezu, linguiste et interprète assermenté. En kinyarwanda, langue de tous les Rwandais, la conception du temps est différente, "cyclique, comme les saisons qui reviennent": "Le même mot, Ejo, désigne hier et demain. Ce qui compte est +aujourd'hui+, le reste est tout ce qui n'est pas +aujourd'hui+."

C'est ce qui explique aux assises la difficulté à dater les tueries dans le village de Kabarondo: la seule certitude est celle du pire massacre, à l'église, le 13 avril.

De même, le kinyarwanda compte "très peu de nombres", explique le linguiste. "Généralement, on compte jusqu'à trois, quatre sera désigné par deux fois deux, huit par quatre fois deux. Le reste sera désigné par des substantifs de nature à exprimer la quantité, le nombreux, l'excédent, le très nombreux..."

- 'Stratégies narratives' -

Quand la cour demande à une victime combien de personnes ont été tuées, elle s'attire ainsi une déroutante réponse: "En tout cas, plus d'un". Obstinément, la langue imagée d'une culture paysanne s'oppose à la mathématique. Interrogé sur le nombre de réfugiés dans l'église, l'accusé Octavien Ngenzi répondra: "cette population était si importante que 200 kg de haricots ne pouvaient pas les nourrir."

Souvent, le décalage le plus frappant est celui, autant linguistique que culturel, entre un français cartésien et un kinyarwanda qui cultive l'art du contournement. A la cour qui demande si le bourgmestre était au courant de la propagation des violences, un témoin répond: "on ne peut pas nier que les autorités étaient informées." Mais avez-vous personnellement informé le bourgmestre? "Il ne pouvait pas l'ignorer", persiste-t-il.

Pour l'écrivaine rwandaise Scholastique Mukasonga, prix Renaudot pour "Notre-Dame du Nil" en 2012, "les Rwandais éviteront par politesse d'aborder trop directement le sujet dont ils veulent entretenir leur interlocuteur". "Il faut souvent passer par de longs détours et d'amples circonlocutions avant d'entrer dans le vif du sujet. C'est une question de savoir vivre. Les questions abruptes d'un tribunal peuvent leur paraître inconvenantes aux témoins et les désarçonner", dit-elle à l'AFP.

Quand l'avocat général demande pourquoi tuer aussi les enfants tutsi, un meurtrier gêné interroge en retour: "Comment épargner les enfants après avoir tué leur mère?"

Il y a aussi la difficulté à parler du génocide. "La langue ne trouve pas les mots adéquats pour parler d'un événement détruisant les valeurs sociales qui régissent la structure même du langage", explique Emmanuel Muligo, auteur d'une thèse sur les "stratégies narratives" de l'écrivaine Yolande Mukagasera, qui perdu enfants et mari, pour aborder l'indicible.

A la cour d'assises de Paris, le mot "génocide", omniprésent dans la bouche des magistrats, est rare dans celle des témoins, qui parlent plutôt de "la guerre", des "massacres", de ces "temps de tristesse".

En 1994, au Rwanda, les mots ont parfois changé de sens, entretenant aujourd'hui encore une certaine ambiguïté. Est-ce qu'"aller travailler" ou "assurer la sécurité" veut forcément dire "tuer des Tutsi"? Défense et accusation ont chacune leur lexique.

Et parfois, la parole d'un témoin garde un insondable noyau de mystère car, comme le dit un proverbe rwandais, "la route n'enseigne pas au voyageur ce qui l'attend à l'étape".