Centrafrique : des suspects de crimes internationaux « occupent des positions de pouvoir »

Centrafrique : des suspects de crimes internationaux « occupent des positions de pouvoir »©Abayomi Azikiwe/Flickr
Michel Djotodia (à gauche) et François Bozizé (à droite) lors de négocations entre leurs camps en janvier 2013 au Gabon. Les deux ex présidents sont soupçonnés de crimes graves dans leur pays
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Dans un rapport publié le 11 janvier sur la Centrafrique, Amnesty International déplore que plusieurs personnes soupçonnées d’avoir commis des crimes de droit international circulent sans être inquiétées. Les efforts déployés pour amener ces suspects à rendre des comptes se sont heurtés, selon ce rapport intitulé The long wait for justice: Accountability in Central African Republic, à un manque de moyens au sein de l’État centrafricain et de la mission des Nations unies dans le pays (MINUSCA). JusticeInfo a interrogé Balkissa Ide Siddo, chercheur sur l’Afrique centrale à Amnesty International.

 
Votre organisation parle dans son rapport de personnes encore libres alors qu’elles sont soupçonnées d’avoir commis des crimes de droit international en Centrafrique. Pourriez-vous en citer quelques-unes ?

Amnesty International a publié en 2014 les noms de 21 personnes, issues de toutes les parties au conflit, qu’elle estime devant faire l’objet d’une enquête pour des crimes de droit international, notamment des crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Jusqu’à présent, à la connaissance d’Amnesty International, seules deux d’entre elles ont été arrêtées et aucune enquête n’a été ouverte à l’encontre des autres personnes. De même, aucune des 10 personnes figurant sur la liste des personnes visées par les sanctions de l’ONU ne semble avoir été visée par une véritable enquête ou arrestation. C’est également le cas pour la grande majorité des dirigeants anti-balaka et ex-Séléka notoires, qui sont raisonnablement soupçonnés d’avoir commis des crimes de droit international ainsi que d’autres graves atteintes aux droits humains. Parmi les personnes soupçonnées connues qui sont toujours en liberté et qui ne font, à notre connaissance, pas l’objet d’une enquête figurent : Patrice-Edouard Ngaissona, coordinateur politique autoproclamé des anti-balaka ; Eugène Barret Ngaïkosset, un chef anti-balaka surnommé le « boucher de Paoua » ; Thierry Lébéné, alias le « Colonel Douze puissances » ; les anciens présidents François Bozizé et Michel Djotodia et les chefs ex-Séléka Abdoulaye Hissene et Haroun Gaye. Amnesty International et les Nations unies ont publié des informations tendant à montrer que ces personnes sont des responsables présumés de crimes relevant du droit international et ont demandé l’ouverture d’une enquête à leur sujet. Certaines de ces personnes occupent même des positions de pouvoir ou d’influence, telles que le chef anti-balaka Alfred Yekatom, surnommé Rambo, aujourd’hui membre de la Commission Défense et sécurité de l'Assemblée nationale, laquelle traite de questions de désarmement, de démobilisation, de réinsertion et de rapatriement (DDRR). Il est impératif que les autorités centrafricaines, avec l’appui de la communauté internationale, intensifient leurs efforts pour mettre un terme à l’impunité et établir les responsabilités afin de rompre avec le cycle de la violence et l’injustice.

Pourquoi justement ces personnes n’ont-elles pas encore été arrêtées ? Y a –t-il un manque de volonté quelque part ?

Certaines mesures qui visent à améliorer l’obligation de rendre des comptes ont été prises par l’Etat centrafricain et la MINUSCA, la force de maintien de la paix des Nations unies en RCA. Ainsi, la Cour pénale spéciale (CPS) est en voie d’être instaurée, des enquêtes ont été ouvertes devant la Cour pénale internationale (CPI) et des sanctions ont été prononcées par les Nations unies à l’encontre de 10 individus accusés notamment d’avoir commis des atteintes graves aux droits humains.

La MINUSCA (Mission de l’ONU en Centrafrique: ndlr) a collaboré avec les forces de sécurité centrafricaines pour arrêter 384 personnes soupçonnées d’être responsables de crimes liés au conflit commis entre septembre 2014 et octobre 2016. Parmi ces personnes ; figurent certaines personnalités telles que Rodrigue Ngaïbona, un chef anti-balaka connu aussi sous le nom d’Andilo, et Mahmat Abdelkader, un responsable ex-Séléka, appelé également Baba Ladé. Mais la MINUSCA et les autorités nationales font face à des défis considérables pour conduire des enquêtes efficaces, des poursuites et éventuellement prononcer des peines à l’égard des personnes soupçonnées dans ce pays immense où foisonnent de nombreux groupes armés et avec une quasi absence d’institutions publiques en dehors de Bangui. La capacité de la MINUSCA à engager des enquêtes et des poursuites ainsi qu’à en gérer les retombées est toutefois limitée. En outre, un certain manque de coordination entre les autorités nationales et les forces de l’ONU a semé de la confusion quant aux objectifs et aux actions, notamment autour de la tentative infructueuse d’appréhender Haroun Gaye et Abdoulaye Hissene en août 2016.

Le président Touadéra a certes hérité d’un système judiciaire en total délabrement. Mais une année, c’est tout de même suffisant pour donner la preuve d’une esquisse de changement ?

Certaines mesures visant à améliorer l’obligation de rendre des comptes ont été prises. Néanmoins, il y a un réel besoin d’investissements significatifs et durables pour la reconstruction du système judiciaire en Centrafrique. Ce système déjà fragile avant la résurgence du conflit en 2013, a été davantage affaibli et une profonde reconstruction est nécessaire pour appuyer l’état de droit et faire en sorte que les auteurs des crimes répondent de leurs actes.

Il faut, entre autres, rétablir l’infrastructure physique du système judiciaire et rendre opérationnels les tribunaux, en particulier hors de Bangui ; prendre les mesures nécessaires pour accroître le nombre et la formation du personnel juridique de même que sa diversité en raison du peu de musulmans et de femmes représentés dans la profession ; mettre en place une législation ou des mécanismes en matière de protection des témoins ; accélérer le redéploiement effectif des juges à l’extérieur de Bangui et revoir à la hausse la rémunération des avocats commis d’office qui est actuellement de moins de 10 dollars américains par affaire.

S’agissant de la Cour pénale spéciale, l’essentiel du budget nécessaire pour les 14 premiers mois est déjà disponible ? Ne pensez-vous que le retard de sa mise en place devient de plus en plus difficile à expliquer ?

Les autorités de la RCA ont pris des mesures en faveur de la création de la CPS avec l’appui de la MINUSCA. Toutefois, plus d’un an après la promulgation de la loi, il reste encore beaucoup à faire avant qu’elle ne devienne opérationnelle et efficace.

La sélection transparente et fondée sur le mérite de juges nationaux et internationaux hautement qualifiés en plus d’autres membres importants du personnel sera déterminante pour garantir le succès de la Cour. De même, il est primordial que des efforts soient faits pour veiller à ce que le recrutement réponde à un certain niveau de diversité et qu’une formation appropriée en droit national et international soit fournie. Les appels à candidatures pour certaines fonctions telles que les juges et d’autres membres du personnel au niveau international sont maintenant ouverts tandis que le processus de recrutement pour certaines fonctions au niveau national vient de démarrer.

Il est essentiel que la CPS reçoive un financement durable. 5 millions de dollars Américains sur les 7 demandés pour les 14 premiers mois de la Cour ont été décaissés. Cependant, les bailleurs de fonds doivent être encouragés à faire des promesses de dons prévisibles portant sur plusieurs années dans le cadre des cinq années d’activités planifiées. Cela éviterait toute incertitude au regard de la continuité de la Cour de même que des situations où des affaires devraient, pour des raisons financières, être transférées à des tribunaux nationaux.

Que pensez-vous de l’avancement de l’enquête de la Cour pénale internationale?

La CPI a ouvert des enquêtes en septembre 2014 visant les crimes présumés commis depuis 2012 dans le pays. Il est probable que la CPI cible un petit nombre de hauts responsables. Il est primordial que la CPI enquête sur les crimes commis par toutes les parties au conflit et poursuive les responsables sur la base de critères objectifs.

Deux équipes distinctes mènent actuellement des enquêtes en RCA- l'une portant sur les crimes commis par les ex-Seleka et l'autre par les Anti-Balaka. Etant donné le caractère sensible du conflit, il serait prudent que la CPI émette simultanément, le cas échéant, des mandats d'arrêt contre les ex-Seleka* et Anti- Balaka soupçonnés d'avoir commis des crimes en vertu du droit international.

 

*La Séléka est une coalition de rebelles qui a chassé du pouvoir le président François Bozizé en mars 2013. Impliqués dans de nombreuses exactions contre la population, les rebelles de cette nébuleuse ont dû faire face aux milices d’auto-défense Antibalaka, qui, à leur tour, se sont livrées à des violences.