Bensouda à mi-mandat à la CPI : le test américain

Bensouda à mi-mandat à la CPI : le test américain©ICC-CPI/Jerry Lampen/ANP
Fatou Bensouda Procureure de la CPI au procès de Thomas Lubanga
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En fonction depuis le 16 juin 2012, la procureure de la Cour pénale internationale (CPI) a déjà accompli la moitié de son mandat. En quatre ans et demi, Fatou Bensouda a ouvert deux dossiers, Mali et Géorgie, et émis un mandat d’arrêt pour crimes de guerre contre le djihadiste d’Ansar Dine, Ahmed Al Mahdi. Trop peu d’actes, à ce jour, mais de nombreux dossiers sur la table, visant notamment Russes, Britanniques, Américains et Israéliens. Les observateurs attendent impatiemment l’ouverture annoncée d’un dossier sur l’Afghanistan, visant notamment les tortures perpétrées par les forces des Etats-Unis, comme un tournant et un test, pour la Cour et la justice internationale. Bilan à mi-mandat.

 Un pas en arrière, deux pas en avant. S’engouffrant dans le sillage creusé par l’Afrique du sud, le dictateur gambien Yayah Jammeh, avait décidé, mi-octobre, de retirer son pays du traité fondateur de la Cour pénale internationale (CPI). Vainqueur de la présidentielle, son successeur, Adama Barrow annulait la décision, et pour marquer le tournant qu’il entend donner au pays, « après 22 ans d’injustice et d’abus de pouvoir », il prenait pour ministre de la Justice l’ancien procureur du Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), Hassan Boubacar Jallow. Mais à La Haye l’annonce du retrait gambien avait résonné comme une attaque personnelle contre la procureure, nommé en 1998 ministre de la Justice du dictateur de ce petit pays pétrolier d’Afrique de l’Ouest, après dix années passées aux plus hauts postes de la justice gambienne. « Fatou Bensouda n’est pas gambienne, elle est globale ! » souriait néanmoins un juriste. Après un détour rapide comme conseiller juridique d’une banque commerciale, Fatou Bensouda rejoignait le TPIR en 2000, où elle officiait au côté de celui qu’elle prendra pour adjoint à la CPI, James Stewart, et de Stephen Rapp, qui deviendra, lui, l’ambassadeur américain pour les crimes de guerre des années Obama.

 

Russes, Américains, Britanniques et Israéliens dans le viseur

Pour évaluer les premières années du mandat Bensouda, il faut regarder du côté des examens préliminaires, étape préalable aux enquêtes. En mai 2014, la procureure décidait de rouvrir le dossier sur les tortures pratiquées par les forces britanniques dans les prisons irakiennes, discrètement refermé huit ans plus tôt par son prédécesseur. La procureure ouvrait ensuite un examen préliminaire sur la Palestine début 2015, après avoir été saisie par l’autorité palestinienne, qui dans le même temps, ratifiait le traité de la Cour. Un an plus tard, elle concluait son examen préliminaire sur l’Ossétie-du-Sud et obtenait des juges l’autorisation d’ouvrir une enquête. Enfin, et c’est sans doute la décision la plus remarquable, elle annonçait en novembre 2016 des conclusions « très imminentes » sur l’Afghanistan, pointant notamment les crimes commis par les forces américaines. Enquêtes et examens préliminaires impliquent désormais la Russie, le Royaume uni, les Etats-Unis et son allié israélien. « Il faut voir toute la signification de cela », souligne William Schabas, « la justice internationale a toujours été contrôlée par les Etats du Conseil de sécurité, même à Nuremberg, avant même que le Conseil de sécurité n’existe ! Ils ont toujours pensé organiser cette justice pour les autres. » Dans son rapport de novembre, Fatou Bensouda indique se pencher sur les crimes – notamment les tortures – commis par les forces américaines en Afghanistan et ailleurs, dont ceux perpétrés par la CIA dans les prisons secrètes en Europe où « des membres présumés d’Al Qaeda ou des Talibans auraient été transférés » depuis l’Afghanistan. Des « membres de l’armée américaine et de la Central Intelligence Agency (CIA) ont eu recours à des méthodes constitutives de crimes de guerre de torture, traitements cruels, atteintes à la dignité de la personne et viol », souligne le rapport de Fatou Bensouda, qui précise que « la gravité des crimes allégués est renforcée par le fait qu’ils auraient été perpétrés en exécution d’un plan ou d’une politique approuvée dans les plus hautes sphères du gouvernement américain, au terme de longues délibérations ». Cette politique visait à obtenir « des renseignements au travers de techniques d’interrogatoire s’appuyant sur des méthodes cruelles ou violentes destinées à servir les objectifs américains dans le conflit en Afghanistan ».

L’Europe des prisons secrètes

Les déclarations du nouveau président américain Donald Trump soulignent d’autant plus l’urgence d’une intervention de la CPI. « Vous savez, j’ai parlé avec d’autres personnes du renseignement, et elles croient par exemple au simulacre de noyade parce qu’elles disent que ça marche », déclarait Donald Trump sur la chaine ABC, le 25 janvier. Le nouvel élu réitérait des déclarations prononcées durant sa campagne, au cours de laquelle il avait plaidé pour le retour des méthodes d’interrogatoire renforcées pratiquées sous l’ère George W. Bush. L’existence de prisons secrètes avait été révélée en 2005. Au terme d’une enquête conduite à la demande du Conseil de l’Europe, le sénateur suisse Dick Marty avait dénoncé « une toile d’araignée mondiale » de détentions et de transferts illégaux pratiqués par les Etats-Unis, en collusion avec plusieurs Etats européens. Depuis, ces Etats ont été sommés d’engager des poursuites, mais se sont retranchés derrière le secret d’Etat. Dans son rapport de novembre, la procureure indique avoir demandé à la Pologne, la Roumanie et la Lituanie, trois Etats membres de la Cour, de l’informer sur d’éventuelles poursuites en cours. En marge d’une conférence internationale sur la sécurité à Munich, du 17 au 19 février, Fatou Bensouda a notamment rencontré le président afghan, Ashraf Ghani, et les ministres des Affaires étrangères de Roumanie et de Lituanie. Mais la procureure n’a toujours pas présentée aux juges sa demande d’enquête. « La question des tortures commises par les Etats-Unis est d’importance mondiale », estime le professeur William Schabas, « cela montrera que les Etats Unis peuvent aussi avoir à répondre devant la justice. Vous ne pouvez pas le faire avec la Commission des droits de l’homme de l’Onu, un organe politique, vous ne pouvez pas le faire avec le Conseil de sécurité, pour des raisons évidentes, seule la CPI peut le faire. » Pour la première fois, on parlera d’« un dirigeant qui envoie son armée combattre dans un autre pays », souligne-t-il en outre. Mais annoncée comme imminente, la demande d’enquête n’est toujours pas, trois mois après, sur le bureau des juges. « Il y a beaucoup de débats pour savoir s’il serait sage de faire cela, mais c’est pourtant la raison pour laquelle la Cour a été créée », souligne le chercheur Mark Kersten. « On peut imaginer que les Etats-Unis pourraient avoir avec la CPI de très mauvaises relations, avec au pouvoir l’administration Trump et en fait, avec n’importe quelle administration », explique le chercheur, « mais il y a eu beaucoup d’attentes durant les quinze premières années de la Cour, et finalement, la CPI pourrait enfin confronter la justice aux pouvoirs. » Pour William Schabas, elle « doit Insister sur le caractère impartial de cette justice, parce que si la Cour continue sur cette voie », en ciblant les seuls conflits dont l’impact est national ou régional, « il y a de fortes chances qu’elle devienne une institution bien peu pertinente ». La procureure n’a pas le droit d’échouer sur ces dossiers très sensibles et personne n’envisage qu’un recul soit aujourd’hui possible. « Ouvrir une enquête sur la Géorgie, avancer les examens préliminaires sur l’Afghanistan, cela montre une relative indépendance sur ces affaires-là », estime Karine Bonneau, de la Fédération internationale des droits de l’Homme (FIDH), « mais il faut encore voir ce qu’il va en sortir. Et c’est le vrai test de la CPI. » En attendant l’ouverture formelle d’enquêtes, les récents développements sont salués. « Examiner la conduite des Etats-Unis, de la Russie, d’Israël, même si cela peut être vu comme une mesure minimaliste, c’est déjà un tournant », selon le professeur Schabas.

Les examens préliminaires, source de pression

Ouverts parfois depuis des années, dix ans pour la Colombie et l’Afghanistan, « les examens préliminaires fonctionnent comme une liste de dénonciation, et cela un bon impact, même si c’est difficile à évaluer, comme par exemple sur le processus de paix en Colombie » ajoute le professeur de l’université de Middlesex. « La Cour est une source, parmi d’autres, de justice et de pressions sur les Etats », souligne aussi Karine Bonneau. « Un examen préliminaire qui dure dix ans, ce n’est pas acceptable, mais sans la CPI, il n’y aurait pas eu autant de tentatives de rendre justice en Colombie. Et si la procureure ouvrait un examen préliminaire au Mexique, alors les autorités commenceraient à bouger », assure-t-elle. Le traité de Rome, fondateur de la Cour, a été adopté en 1998, à une époque où la guerre froide s’ancrait dans le passé. La juridiction s’est installée à La Haye en 2002, quelques mois après le 11-Septembre. Aujourd’hui, la procureure « est confrontée à une époque totalement différente de celle qui prévalait à la création de la Cour, avec cette levée de boucliers des Etats africains, l’arrivée de Trump, la crise financière qui incite des Etats comme la France à reculer sur le budget », regrette Karine Bonneau. Si les dossiers sont sur la table, les décisions trainent en longueur et pourraient donner le temps aux pourfendeurs de la juridiction de consolider leurs troupes. En novembre 2016, au premier jour de l’Assemblée annuelle des Etats parties à la Cour, Moscou annonçait qu’elle retirait sa signature du traité (la Russie n’a pas ratifié le traité, mais l’avait signé). Une annonce symbolique, destinée à soutenir les rangs des frondeurs africains, alors qu'Israël a aussi placé la juridiction à son agenda.

Deux dossiers, un mandat d’arrêt

Avec son élection fin 2011, nombre d’Etats-parties à la Cour espéraient insuffler un nouveau tempo dans les relations de la juridiction avec « l’Afrique », compliquées depuis l’annonce, en juillet 2008, de l’inculpation à venir du président soudanais Omar Al Bachir, puis de celle d’Uruhu Kenyatta, élu à la tête du Kenya en 2013 malgré sa mise en accusation. En prenant ses fonctions le 16 juin 2012, Fatou Bensouda devait gérer les dossiers mal ficelés de son prédécesseur, Luis Moreno Ocampo, dont elle partage ce premier bilan pour avoir été, pendant huit ans, son adjointe. « Quand elle a commencé en 2012, il était de plus en plus évident que les méthodes d’enquête et de poursuite ne tenaient pas dans une salle d’audience », explique Elizabeth Evenson, de Human Rights Watch (HRW). « Il y a eu des revers, particulièrement avec l’effondrement des deux affaires sur le Kenya. » L’élection des deux principaux accusés, Uhuru Kenyatta et William Ruto à la tête du Kenya « a conduit à une escalade dans les attaques politiques contre la légitimé de la Cour. » Mais depuis l’entrée en fonction de Fatou Bensouda, « on a vu des changements de stratégie dans les investigations, et le bureau du procureur a aussi avancé en délivrant des documents clés de politique pénale », sur les crimes sexuels, les enfants soldats et la sélection des affaires. « Difficile, souligne néanmoins le professeur William Schabas, d'évaluer sa direction, parce que jusqu’à présent, il n’y a pas eu beaucoup d'actions ». En quatre ans, Fatou Bensouda a ouvert deux dossiers, sur le Mali en janvier 2013, puis trois ans plus tard sur la guerre de l’été 2008, opposant en Ossétie-du Sud, la Géorgie à la Russie. Une enquête balbutiante, alors qu’en près de cinq ans, sur les dix affaires en cours, un seul mandat d’arrêt pour crime de guerre a été émis et exécuté. Incarcéré au Niger, Ahmed Al Mahdi avait rapidement été transféré à La Haye en septembre 2015. Face à la Cour, l’ancien chef de la police des mœurs décidait de plaider coupable de la destruction des Mausolées de Tombouctou, alors occupée par les djihadistes d’Ansar dine et d’Al Qaeda au Maghreb Islamique (AQMI). Rondement menée, l’affaire s’est conclue en septembre 2016, par une condamnation à 9 ans de prison. « Je crois que c’est la meilleure affaire jamais conduite par la Cour à ce jour » salue le chercheur Mark Kersten. « Ils sont parvenus à obtenir la coopération de deux Etats, le Niger et le Mali », et « la condamnation de l’accusé dans un temps très court », pour « un crime qui résonne largement aujourd’hui étant donné les destructions de patrimoine par l’EI [Etat islamique] et celles orchestrées avant par les Talibans. » L’auteur de « Justice in conflict » (Oxford), rappelle aussi que les aveux d’Al Mahdi pourraient conduire, dans un proche avenir, à de nouveaux mandats d’arrêt.

Une Cour bientôt sans procès

L’absence de décisions sur les dossiers en cours suscite aussi l’inquiétude. Si aujourd’hui trois procès sont enclenchés - contre Laurent Gbagbo et Charles Blé Goudé, Bosco Ntaganda et Dominic Ongwen - le box des accusés pourrait, dans les prochaines années, rester pour longtemps inoccupé. Que ce soit en Centrafrique, au Mali, ou en Côte d’Ivoire, les mandats d’arrêt se font attendre. Quant à l’affaire libyenne, les annonces de la CPI « n’ont pas eu d’effet positif sur les violences » souligne Mark Kersten. Depuis mai 2016, Fatou Bensouda a annoncé au Conseil de sécurité des Nations unies, qui avait saisi la CPI des crimes commis en Libye dès 2011, être prête à lancer des mandats d’arrêt. Si les Kadhafistes sont toujours au cœur des enquêtes, la procureure a, au cours des dernières années, tour à tour évoqué les crimes commis contre les tawerghas, une minorité accusée durant la rébellion de soutenir le régime Kadhafi, ceux perpétrés par les troupes du colonel Haftar, longtemps opposé au gouvernement d’union libyen, devenu aujourd’hui commandant en chef de l’Armée libyenne, puis l’Etat islamique, et récemment, les auteurs de crimes contre les migrants. « Le Bureau du procureur a pris la position de considérer le renvoi de la Libye par le Conseil de sécurité comme étant sans limite, et pour la Cour, cela revient à traiter la Libye comme un Etat membre », analyse Mark Kersten. Et « c’est très décevant de voir que ni Luis Moreno Ocampo, ni Fatou Bensouda, n’ont enquêté sur les crimes de l’opposition », ajoute-t-il. La procureure a signé un accord avec les autorités libyennes, répartissant les poursuites contre les supporters de Kadhafi, en attribuant à la Cour leur traque à l’étranger. Si de nouveaux dossiers sont ouverts, il sera difficile à l’accusation de donner à la Libye un blanc-seing pour juger sur son sol. Le 21 février, le Haut-commissariat aux droits de l’Homme et la Mission des Nations unies en Libye identifiait notamment  « de graves violations des garanties d’une procédure régulière », estimait que de profondes réformes du système judiciaire étaient nécessaires, et réclamaient un moratoire sur la peine de mort. Des conclusions sans surprises. Seule la CPI avaient jugé les procédures fiables en renvoyant l’affaire Senoussi aux libyens, à l’été 2014, après avoir émis un mandat d’arrêt contre cet ancien chef des renseignements militaires en juin 2011. « Je crois que le bureau du procureur aurait dû, depuis longtemps, prendre l’initiative de remettre en cause la recevabilité de l’affaire Senoussi », dit Marc Kersten. Au cours de son mandat, le premier procureur, Luis Moreno Ocampo, « s’est emparé de tous les dossiers faciles, commente un fonctionnaire de la Cour. Des affaires visant des accusés déjà en détention », comme Thomas Lubanga ou Laurent Gbagbo, « et des dossiers visant les milices opposées aux autorités en place, et lui permettant d’obtenir une bonne coopération ». Mais « aujourd’hui, c’est plus compliqué ».