Burundi: « Le pouvoir a pris le risque de plonger le pays dans une grave crise politique »

Burundi: « Le pouvoir a pris le risque de plonger le pays dans une grave crise politique »©Igor Rugwiza
Manifestation au Burundi contre un troisième mandat de Nkurunziza
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Le sociologue français André Guichaoua, professeur à l’Université Paris 1 (Panthéon Sorbonne), spécialiste des Grands Lacs africains et témoin-expert du bureau du procureur au Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), rentre du Burundi. Pour lui, la situation actuelle du pays suscite « bien des inquiétudes » même si « la grande majorité des Burundais fait preuve aujourd’hui d’une grande maturité politique ».

 

JusticeInfo : Au vu des derniers développements, pensez-vous, à l'instar de certains observateurs, que le Burundi s'achemine vers une crise sans précédent?

 André Guichaoua : Il faut attendre de voir comment le processus électoral va se dérouler avant d’élaborer des scénarios. Dans le contexte actuel de répression sécuritaire, d’interdiction des médias indépendants et de peur entretenue, les électeurs s’interrogent sur la possibilité effective pour eux de participer librement ou non au scrutin sur leur colline et dans leur quartier. Enjeu important au regard du mot d’ordre de boycott lancé par l’opposition.

En l’état, tout laisse penser que la portée de ce vote se limitera à enregistrer la capacité du CNDD-FDD (NDLR, parti au pouvoir) à faire voter les citoyens pour ses candidats sur l’ensemble du territoire national et à apprécier l’efficacité des moyens de contrôle et de procédure qu’il aura déployés pour obtenir la plus large participation et majorité possibles. 

Les suites dépendront des décisions que prendront les responsables des différentes forces d’opposition.

 

JusticeInfo : Qui sont ces différentes forces d’opposition ?

 AG : Celles-ci sont désormais au nombre de trois :

• les coalitions politiques qui regroupent la plupart des partis anciens opposés au CNDD-FDD;

• les divers groupes de protestataires associant une majorité de jeunes inorganisés à des militants expérimentés. Ils viennent d’opérer une entrée marquante en politique au titre de la « société civile » en affichant des exigences démocratiques que les partis au pouvoir ou dans l’opposition sont incapables de porter;

• les différentes composantes du bloc au pouvoir toujours attachées au cadre constitutionnel et aux équilibres politiques existants et désireuses de se démarquer de la dérive autoritaire en cours. On retrouve là les « frondeurs », déclarés ou non, du CNDD-FDD, des militaires issus aussi bien des ex-rébellions que des ex-forces armées, des policiers, et de nombreux démobilisés des deux camps de la guerre civile qui refusent la monopolisation des acquis de la paix par une des tendances d’une des formations politico-militaires de la rébellion.

Si, comme ils s’y essaient, les multiples porte-parole de ces forces parvenaient à proposer un leadership et un cadre politique fédérateur aux différentes formes de résistance qui se manifestent, le poids d’un tel mouvement serait assurément très grand.

Au cœur des débats, figure la question des moyens d’action pacifiques, ‘proportionnés’ ou armés au regard de la confrontation attendue avec un pouvoir reconduit. Vu la détermination actuelle du groupe « sécurocrate » qui contrôle le pouvoir au sein du bloc majoritaire et prétend le conserver au terme d’un processus électoral totalement verrouillé, bien des inquiétudes sur l’avenir prévalent.

 

JusticeInfo : Pourquoi le président Nkurunziza reste-t-il sourd à tous les appels (des pays voisins, de l’Union africaine, de l’Union européenne et de l’ONU) ?

 AG : Les autorités burundaises se décrivent comme les victimes d’un complot national, régional et international visant à réinstaller au pouvoir les forces défaites au cours de la guerre civile puis désavouées par les urnes. Selon elles, le  profil des officiers impliqués dans le putsch avorté du 13 mai dernier et l’appui multiforme accordé par le Rwanda voisin à leurs divers opposants en établiraient la preuve.
Plus fondamentalement, elles dénoncent la prétention des acteurs internationaux de vouloir évincer du pouvoir une ‘clique’ ou un ‘triumvirat’ qui se seraient abusivement octroyés des pouvoirs disproportionnés. Elles veulent démontrer l’existence d’un pouvoir structuré et profondément ancré qui, malgré bien des faiblesses, a fait preuve depuis 10 ans d’une capacité considérable à s’implanter, à neutraliser ses détracteurs et à renforcer son emprise dans tous les secteurs de la société.

JusticeInfo : Pensez-vous que la communauté internationale fait toute la pression nécessaire?

 AG : Le pouvoir burundais a lui-même pris le risque de plonger le pays dans une grave crise politique. Son intransigeance face aux pressions extérieures en est la suite logique. Mais leur inefficacité tient aussi à leur variabilité et à leur inconstance, alors même que les appels sont lancés par des pays ou des structures dont l’exemplarité en matière de respect des principes de l’État de droit et des libertés, de l’usage proportionné de la force est loin d’être prouvée.

Le hasard a voulu que le Burundi soit le premier pays de la région à entrer en période électorale avec un président sortant contraint par le cadre constitutionnel. Le pouvoir actuel est persuadé que les candidats des pays voisins, qui aujourd’hui se posent comme les garants de la stabilité régionale, seront, à la différence, traités avec réalisme et complaisance lorsqu’ils viendront eux-mêmes en lice.

 

JusticeInfo : Une des conditions exigées par l'opposition pour sa participation aux élections est le désarmement de La Ligue des jeunes du CNDD-FDD (Imbonerakure)? Les allégations portées contre cette jeunesse sont-elles fondées?

 AG : Lors de l’arrivée au pouvoir du CNDD-FDD, la Ligue des jeunes est devenue l’instrument de la politique de recrutement, d’encadrement et de contrôle des populations afin de conforter l’implantation et la pérennité du CNDD-FDD. À cette époque, nombre d’entre eux étaient en quelque sorte les soldats perdus de la faillite des programmes de démobilisation mis en œuvre. Le parti les a récupérés pour effectuer différentes tâches politiques et rendre localement de multiples services leur assurant quelques ressources. Au cœur de cette démarche, figurait la surveillance de tous les ‘infiltrés’ potentiels susceptibles de déstabiliser l’action des autorités : initialement les ‘ennemis’ rwandais solidaires des ex-forces armées au cours de la guerre civile, puis les cadres et militants des partis de l’opposition...

Le glissement progressif vers un régime de parti unique de facto a incité la présidence et le parti CNDD-FDD à se doter d’une force politico-militaire propre par rapport à l’armée et à la police. Son influence et ses cibles ont alors évolué au rythme du renforcement autoritaire et désormais sécuritaire du régime.

L’encadrement de proximité des citoyens est propice aux abus notamment lorsque les ressources à ponctionner sont limitées. D’une manière générale, le départage des activités légales, délictuelles ou explicitement criminelles de tels mouvements en charge de tâches de ‘maintien de l’ordre’ est toujours délicat parce qu’elles recouvrent les missions des services de police ou de justice. L’impunité devient alors la règle.

 

JusticeInfo : Que représente la fuite du vice-président Gervais Rufyikiri? Un très grand coup pour Nkurunziza et son camp?

 AG : Au regard des difficultés auxquelles le régime est confronté, le problème n’est plus tant la multiplication des défections de personnalités plus ou moins éminentes que leur engagement personnel actif pour le combattre et le danger qu’elles représentent. De ce point de vue, pour le camp Nkurunziza, la préoccupation première vis-à-vis des dissidents concerne le risque de structuration de mouvements de rébellion armée en liaison avec l’opposition intérieure. La seconde pose alors la question de la loyauté des cadres militaires du régime.

 

JusticeInfo : Pourquoi tant d'acharnement du camp présidentiel contre les médias indépendants?

 AG : Depuis l’instauration d’une démocratie pluripartite, plus que les politiques, ce sont les médias publics et privés indépendants qui ont fait l’actualité politique et sociale. Ainsi, partout sur les collines la population zappait de l’un à l’autre avec intérêt.

Les informations retransmises dans l’ensemble du pays et au-delà lors du soulèvement des quartiers urbains de Bujumbura sont devenues intolérables, parce que le contenu à la fois éthique et politique des messages des protestataires ne dénonçait pas seulement les insuffisances du régime. Leurs mots d’ordre forts et convaincants mettaient en cause les fondements même d’un ordre social autoritaire injuste et obsolète que toutes les générations sacrifiées comprenaient spontanément. Cette prise de parole libérée et radicalement inédite rendait la brutalité de la répression dérisoire et disproportionnée.

 

JusticeInfo : D'aucuns pensent que la crise commence à prendre une connotation ethnique alors qu'elle n'était que politique au départ. Est-ce aussi votre avis?

AG : Une telle lecture serait inadéquate ou pour le moins prématurée. Après deux mois de crise profonde, la grande majorité des Burundais fait preuve d’un remarquable sang-froid et d'une grande maturité politique pour éviter que des dérives irréversibles n’adviennent. Cette force ne repose pas sur des principes abstraits, elle résulte du long et difficile débat national engagé en 1988 – et toujours inachevé - visant à reconnaître et à assumer collectivement les peurs et ressentiments nés des massacres passés et à mettre fin aux formes d’exclusive ou de ségrégation sur base ethnique. Un tel acquis constitue le plus ferme rempart contre les prophètes de malheur et la régression ethnique.