Les jeunes kényans confrontés à leur passé, selon l'ICTJ

Les jeunes kényans confrontés à leur passé, selon l'ICTJ©Maurice Odede/ ICTJ
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Le Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ) a récemment publié un guide pédagogique pour aider les jeunes Kényans à connaître leur histoire et à discuter du passé de leur pays. Ses enseignements sont tirés du travail de la Commission de vérité justice et réconciliation (CVJR) du Kenya qui a entendu des témoignages d'enfants et d’adultes victimes de violations des droits humains.

Cette Commission a été créée en 2008, suite aux violences ethniques meurtrières qui ont balayé le pays après les élections présidentielles de décembre 2007. Son mandat consistait à « examiner, analyser et rendre compte de ce qui est arrivé entre 1963 et 2008 en ce qui concerne les violations flagrantes des droits de l'homme, les crimes économiques, l’acquisition illégale de terres publiques, la marginalisation des communautés, la violence ethnique, le contexte dans lequel les crimes ont été commis, et éduquer le public sur son travail ». La CVJR n'avait pas le pouvoir d'engager des poursuites mais pourrait recommander des poursuites et des réparations pour les victimes. Au cours de ses travaux, la Commission a recueilli 42.465 déclarations et mémorandums de 1.828 Kényans et tenu des audiences publiques dans tout le pays. Son rapport final n'a été remis au président que le 21 mai 2013.

Le manuel intitulé «Apprendre de notre passé: Une exploration de la vérité, justice et réconciliation au Kenya », a été créé en partenariat avec « Facing History and Ourselves », en collaboration avec la Commission de cohésion et de l'intégration nationale du Kenya. Il présente l'histoire du Kenya pour les étudiants de 14-18 ans en utilisant des questions de discussion, un langage accessible et des illustrations de l'artiste kenyan Maurice Odede. Il commence par exemple avec un chapitre sur l'identité. En utilisant les histoires personnelles de plusieurs jeunes Kényans, il invite les élèves à examiner comment leurs identités sont formées, comment ils se voient et comment cela peut affecter leur comportement. D'autres chapitres examinent des questions telles que l'appartenance à un groupe, y compris la question de l'ethnicité, avant de passer à "l'histoire et le comportement humain", la CVJR et "regarder vers l'avenir".

JusticeInfo.net a interrogé Virginie Ladisch, chef du programme enfants et jeunes de la CVRJ, sur les objectifs et les origines de ce nouveau manuel.

Virginie Ladisch : Le rapport final des Commissions de vérité est largement inaccessible aux enfants et aux jeunes mais également à la plupart des adultes parce que ce sont souvent des tomes en plusieurs volumes utilisés par les chercheurs mais très peu accessibles au grand public.

Nous avons donc pensé qu'il était vraiment important de prendre la participation des enfants et de la jeunesse au sérieux et de veiller à ce que quelque chose sorte de ce processus qui pourraient les concerner. Vous savez, derrière l’idée d'avoir une Commission de vérité est de comprendre vraiment ce qui est arrivé dans le passé, ce qui a permis les violations de se produire, dans un effort pour assurer que les structures qui étaient en place soient réformées, qu'il y ait un nouveau sentiment de respect pour les droits de l'homme afin que ces violations ne se reproduisent plus. Et donc, l'apprentissage doit commencer aussi avec les enfants et les jeunes qui, dans quelques années, si ce n’est pas déjà le cas, vont voter, prendre des décisions pour leur pays, et peut-être s’engager dans des postes à responsabilité.

JusticeInfo.net : est-ce que vous l’avez déjà testé auprès des Kényans de 14 à 18 ans ?

VL : Oui, quand nous étions en train de le finaliser nous avons organisé un atelier de validation au Kenya avec ceux qui avaient été impliqués dans la Commission Vérité, et donc les agences de protection de l'enfance. Nous avons également utilisé des enseignants et nous avons pris trois classes différentes afin de mesurer le niveau de compréhension des élèves et le niveau d'intérêt pour certaines de ces questions. Nous avons découvert que des mots comme le népotisme leurs sont très familiers. Je ne sais pas si la moyenne des enfants de 14 ans aux États-Unis ou en Europe le connaisse. Ils étaient donc déjà assez conscient de quelques-uns des défis auxquels fait face le pays.

JusticeInfo.net : certaines de ces questions sont très difficiles, elles peuvent provoquer de fortes réactions émotionnelles et psychologiques des enfants. Comment est-ce que vous gérez cela ?

VL : Oui, c’est quelque chose dont nous avons beaucoup discuté. Nous avons présenté cet outil à l’Institut kényan du développement des programmes d’études. Ils sont ceux chargés de l'élaboration du programme national pour le Kenya qui est utilisé dans les écoles publiques et privées, ainsi que dans des espaces d'éducation informelle. Ils ont exprimé leur préoccupation sur ce sujet. Nous estimons qu’il faut trouver un équilibre. La protection des enfants par rapport à des sujets délicats mais aussi leur droit de participer à des discussions qui sont pertinentes pour eux. Il y a un risque de sous-estimer la capacité des enfants à discuter de ces questions. Dans de nombreux cas, ils vivent déjà avec ces enjeux mais ne comprennent pas d’où ils proviennent. Cependant, nous avons discuté de certains traumatismes, les questions des violences post-électorales n’ont pas été traitées, elles sont encore très délicates. C’est donc à l'enseignant d’évaluer ce que son groupe d'élèves peut et ne peut pas discuter.

JusticeInfo.net: Le manuel couvre la question ethnique très précisément. N'y a-t-il pas un risque de créer plus de divisions ?

VL : Nous avons travaillé étroitement avec nos collègues et le chef de notre bureau du Kenya a examiné spécifiquement cette question: qu’est-il approprié de dire dans ce manuel à ce stade du processus ? Nous avons veillé à ce que la façon dont nous discutions de l’ethnicité soit équilibrée et nous avons essayé de peindre le tableau général sans nommer uniquement certains groupes et pas d'autres.

JusticeInfo.net: Vous parlez beaucoup de la Commission Vérité au Kenya, mais elle était assez controversée, n’est-ce pas ?

VL : Oui c’est le cas. Les questions de crédibilité sont apparues par rapport au président de la Commission qui, comme vous le savez peut-être, a démissionné à un certain moment, puis est revenu et il y avait une certaine censure dans le rapport final. C’est ce qui était problématique, mais si vous regardez le rapport en général, c’est un rapport très bien fait, soigneusement documenté. Pendant longtemps, personne ne voulait parler de la CVJR, mais notre sentiment est que le climat a changé en avril dernier, lorsque le président a présenté des excuses et a appelé à la mise en œuvre des recommandations de la CVJR. Comme vous le dites, elle est encore très contestée, mais je pense que ce n’est pas une raison pour ne pas en parler parce que, comme je l'ai dit, les jeunes à qui nous avons parlé à Nairobi ont effectivement dit que cela est important pour eux. Ils sont conscients de ces problèmes, ils ont vécu ces questions, mais il n'y a pas eu d'espace pour en discuter et nous croyons qu'il est important d'ouvrir ces espaces d'une manière constructive, qui encourage la pensée critique et qui encourage l'action positive à l’avenir.

JusticeInfo.net: Est-ce que vous allez produire des livres similaires pour d’autres pays ?

VL: Oui, nous pensons à la Colombie. Le processus de paix semble bien se dérouler et ils ont appelé à une Commission vérité pour être inclus dans l'accord de paix. Il y a déjà des groupes qui réfléchissent sur la façon d’intégrer cela dans le système d'éducation et les outils d'éducation. Donc, je pense que ce serait un pays où nous pourrions faire quelque chose de similaire, peut-être dans un format différent. Nous avons également eu des discussions avec la Commission vérité réconciliation canadienne qui vient de terminer ses travaux il y a quelques mois. Ils ont maintenant un centre de recherche qui est intéressé à faire un rapport multimédia pour les jeunes. Ils prennent le lead mais nous leur donnons quelques idées par rapport à notre travail dans des contextes différents.