Bonnes feuilles : les mots qui font la Tunisie nouvelle

Bonnes feuilles : les mots qui font la Tunisie nouvelle©DR
Ces nouveaux mots
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Nous publions des bonnes feuilles du livre co-signé par notre correspondante en Tunisie, Olfa Belhassine et la journaliste et écrivaine Hedia Baraket. « Ces nouveaux mots qui font la Tunisie »* revient sur le "big bang lexical " qui se produit dès les premiers frémissements des foules en cette fin d’année 2010. Telle une boite de Pandore, la révolution libère de la peur et de la censure, dans l’espace public, des mots, encore des mots, toujours des mots…Prégnants, brûlants, poignants, enivrants, assourdissants. Ils précipitent le temps et l’Histoire.Les auteures livrent dans cet ouvrage, à l’allure d’un lexique de la révolution et de la transition tunisiennes, un rigoureux et passionnant travail d’enquête autour d’un corpus de plus de soixante mots, slogans et notions reconstituant leur origine, leur trajectoire, leurs référents et les affrontements qu’ils accompagnent ou génèrent.Nous publions ci-dessous la troisième partie du texte consacré au mot société civile (Mojtama‘ madanî).

 

« Société civile, vos papiers ! »

Le gouverneur de cette ville du sud qui préside le premier comité consultatif régional de développement, institué pour sonder l’avis de la société civile sur les projets stratégiques du gouvernorat, ne s’attendait pas à voir affluer autant de variations sur le thème de la citoyenneté engagée. Un syndicaliste, un avocat, un ancien ‘omda, un patriarche chef de tribu, une artisane, un porte-parole des mineurs en grève, le président d’une association coranique, un membre d’une organisation de sauvegarde de la culture berbère... Sur un ton outré, il met la moitié de l’assemblée à la porte, ne gardant que les associations autorisées par le décret-loi 88 : « Quittez la salle ! Vous n’êtes pas la société civile ! », exige-t-il.

Chacun selon sa propre conception du mojtama‘ madanî, les représentants de l’autorité publique soit reçoivent à bras ouverts ou congédient ces nouveaux acteurs de la vie publique qui se présentent comme le sel de la démocratie participative.

Après trois années d’engagement dans le domaine de l’économie solidaire et du développement régional durable, Emna Menif s’interroge : « Quelles sont les missions de la société civile ? Quel type de partenariat peut-elle nouer avec l’Etat ? Est-elle une force de proposition ou un substitut du pouvoir ? Jusqu’où peuvent aller ses rapports avec les partis ? ». La présidente de Kolna Tounes dénonce la démagogie instaurée par l’Etat dans ses relations avec les associations : « Lorsque le gouvernement se met autour d’une table avec l’UGTT, la centrale syndicale, ou l’UTICA, l’organisation patronale, il n’a pas associé la société civile, il a consulté des groupes d’intérêt ! »

En vérité, l’expression « société civile », née très tôt en Europe pour distinguer le corps social des ordres religieux et militaires puis du domaine de l’Etat, est générique, ouverte, multiforme, objet selon les enjeux socio-politiques d’une constante redéfinition. « C’est une notion parmi les plus ambigües du débat politique actuel », écrit le politiste François Rangeon.

 

L’incertitude que le terme sème dans les esprits provient de l’étendue de son contenu. Salsabil Klibi propose deux définitions « La première est extensive. Elle inclue tous les groupements sociaux qui s’activent en dehors du pouvoir et de ses instances de décision, à savoir les intellectuels, les avocats, les journalistes, les syndicats, les ONG, les structures informelles de citoyens et s’étend jusqu’aux partis politiques de l’opposition. La seconde restrictive, n’admet que les associations de fait, non partisanes et à but non lucratif ».

Mais dans cette nébuleuse d’associations nées après le 14 janvier, il n’est pas facile de séparer le bon grain de l’ivraie : sur les 17 762 associations dénombrées jusqu’au 17 janvier 2015, près de 5000 seulement sont actives et porteuses d’une vraie technicité, de visions à long terme et de projets fiables, apprend-on à l’Institut de formation, d’études et de développement sur les associations (IFEDA).

Néanmoins, l’argent des bailleurs de fonds du monde entier arrive massif entre 2011 et 2012. Sélim Ben Hassan, expert auprès de plusieurs instances internationales dans le domaine des réformes publiques, constate : « On a rapidement associé démocratie et société civile sans laisser le temps aux Tunisiens de scruter ce concept et de l’adapter à un contexte particulier où par exemple les réseaux de solidarité fondés sur une base communautaire restent omniprésents à l’intérieur du pays ». Au lieu de cela, des dizaines d’organisations caritatives ont œuvré à diffuser l’idéologie wahhabite et organiser les départs vers les camps de la mort syriens. « Elles ont reçu des fonds qui s’élèvent à 70 millions de dollars de la part du Qatar », accuse l’expert. Aida Doggui, coordinatrice d’un bureau d’étude spécialisé dans l’appui à la société civile révèle quant à elle : « Beaucoup d’organisations servent d’instrument de blanchiment de l’argent des partis et de prolongement de leur action. A part Afek, toutes les formations politiques ont des appendices sous forme d’associations. »

Le 22 juillet 2014, le gouvernement de Mahdi Jomaa suspend l’activité de 157 associations soupçonnées d’alimenter la violence contre les forces de l’ordre et d’entretenir des liens avec le terrorisme.

Comme un miroir grossissant de la société politique, de ses tâtonnements, de ses défauts, de ses faiblesses, ici aussi la guerre des leaderships fait fureur.

« Si les associations continuent à fonctionner non pas dans le cadre de réseaux, mais plutôt poussées par les égos de leurs présidents, elles ne se renforceront pas. Rappelons-nous à quel point dans le passé l’émiettement de la société civile a consolidé la dictature ! », prévient Kamel Labidi, ancien président de l’instance de réforme des médias et actuel cheville ouvrière de la Coalition civile pour la défense de la liberté d’expression.

Laboratoire de la transition, la société civile, qui incarne pour certains chercheurs en sciences humaines la face tranquille de la révolution tunisienne, cherche encore ses marques. Avec la fin de la période provisoire à l’issue des élections de l’automne 2014 et le retour à l’autorité du politique, elle ne semble pas prête à se retirer de la vie de la Cité.

 

Ces nouveaux mots qui font la Tunisie, Olfa Belhassine et Hedia Baraket, Cérès Editions, Tunis, mars 2016, 360 pages, 12 euros (le livre sera très bientôt disponible sur Cérèsbookshop)