OPINION

Rwanda, Ouganda : Les différences dans la commémoration des victimes

Rwanda, Ouganda : Les différences dans la commémoration des victimes©Lakin 2014
Ancien charnier, site commémoratif de Nyarubuye,dans la Province de l’Est du Rwanda
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La communauté internationale considère que le mécanisme de la commémoration est un élément clé de la justice transitionnelle et que sa valeur symbolique est importante pour les sociétés sortant d’un conflit. Effectivement, les efforts de commémoration peuvent procurer aux victimes un sentiment de validation par la société d’après-conflit dans laquelle elles vivent, à travers une reconnaissance et une réparation symbolique des préjudices subis (Hamber et al. 2010). Selon un rapport détaillé sur la violence dans le Nord de l’Ouganda publié par le Centre international pour la Justice International (ICTJ), « les mémoriaux ont pour but d’entretenir la mémoire de personnes ou d’événements et servent souvent à honorer une narrative spécifique, politique ou spirituel, même si individuellement chaque cas est différent.” Cela dit, les démarches symboliques ne sont pas assez prises en compte dans le cadre de la justice transitionnelle, notamment, dans le système juridique qui prévaut sur le plan international. Lorsque les experts se concentrent sur les dispositifs judiciaires –  cours internationaux, tribunaux ad-hoc ou Cour pénale internationale (CPI) – ils perdent souvent de vue les valeurs essentielles qui donnent à la justice transitionnelle son caractère unique et qui incluent ces démarches symboliques permettant aux victimes de violences exceptionnelles de bénéficier d’une approche de justice globale (Drumbl 2000). Selon Pablo de Greiff, expert éminent en matière de réparations, la justice ordinaire est inadéquate voire insuffisante lorsqu’il s’agit de circonstances extraordinaires. La justice symbolique est précisément un des mécanismes de la justice transitionnelle qui distingue le plus celle-ci de la justice ordinaire. En reconsidérant les choses d’un point de vue symbolique, les efforts de commémoration revêtent une toute autre importance, en particulier, lorsque les éléments culturels et contextuels sont pris en compte.

En tant que doctorante et consultante indépendante dans la région des Grands Lacs, je me suis récemment focalisée sur le Rwanda de la période post-génocide et sur la situation post-conflit dans le Nord de l’Ouganda. Les professionnels et les chercheurs de la justice transitionnelle doivent s’efforcer de comprendre les démarches de justice symbolique au Rwanda et en Ouganda, d’un point de vue culturel et contextuel. Grâce à cette approche, les politiques élaborées en matière de justice tiennent compte des besoins différents de chaque société. Cela fait six ans que je me consacre à la recherche dans le domaine de la commémoration ; quatre années ont été dédiées au Rwanda et à la période suivant le le génocide de 1994 qui fit perdre la vie à un total de 800,000 à un million de civils, Tutsis et Hutus. Le présent article et ses conclusions se fondent sur deux projets récents sur la commémoration et la documentation sur les droits humains au Rwanda et dans le Nord de l’Ouganda auxquels j’ai participé pendant le mois de juin 2016.

Efforts de commémoration au Rwanda et dans le Nord de l’Ouganda : différences révélatrices

Au Rwanda, vingt-deux ans après le génocide, la commémoration demeure un des nombreux moyens de rendre justice (Ibreak 2010). Après la fermeture du TPIR en 2015, on constate une évolution palpable : du simple recours aux mesures judiciaires, le Rwanda se réoriente vers des mesures extra-judiciaires, avec un retour aux réparations et à la justice symbolique (Gasake and Lakin 2015).

Le Nord de l’Ouganda et les districts de Gulu et de Kitgum et leurs environs, ont été particulièrement touchés par la guerre menée par l’Armée de résistance du Seigneur ou Lord’s Resistance Army (LRA), et son chef sanguinaire Joseph Kony. Une vidéo, considérée comme satirique aujourd’hui et qui s’intitule “Kony 2012” , est même devenue un moyen par excellence pour les activistes de sensibiliser les gens sur la situation. En réalité, ces régions cherchent encore des manières de rendre justice efficacement et selon une approche holistique. Selon l’ONG Refugee Law Project, qui travaille avec la Faculté de Droit de Makerere University, dans le Nord de l’Ouganda, les démarches de commémoration ne sont pas aussi répandues qu’au Rwanda. Cela n’est toutefois pas dû à un manque de volonté ou d’aptitude. Les différences culturelles existantes entre le Rwanda et la région du Nord de l’Ouganda ont un impact sur la façon dont la commémoration est pratiquée sur le plan local, notamment en ce qui concerne les enterrements et les ré-inhumations des victimes. Ces différences influencent la construction et l’usage de sites et d’espaces servant de mémoriaux.

Site commémoratif de la crypte de l’église Nyamata, Bugesera au Rwanda, crédit photo: Lakin, 2014

 La description des actes commémoratifs, au Rwanda et dans le Nord de l’Ouganda, au lendemain des épisodes respectifs de violence, montre bien l’importance des différences des deux contextes et la nécessité de la prise en compte de ceux-ci pour donner aux activités commémoratives un véritable sens symbolique.  De nombreux documents à propos de justice transitionnelle proposent un modèle de mesures « unique et applicable à tous les cas » de sociétés ayant vécu des atrocités ; or en considérant la justice comme un concept homogène, facilement définissable, on passe à côté des différentes nuances à envisager au sein des mécanismes de justice et leur impact selon les contextes nationaux divers. Dans le Nord de l’Ouganda, on a retrouvé des charniers et certains ont été utilisés. Dans cette région, comme au  Rwanda, au lendemain du génocide, on pouvait régulièrement tomber par hasard sur des charniers ou les chercher activement et les trouver grâce au bouche-à-oreille (Ibreck 2010). Certaines personnes détenaient des informations sur les endroits où des gens avaient été assassinés et enterrés, et pour accéder à ces données, les survivants et les auteurs de massacres ont souvent dû travailler ensemble pour échanger des informations. Ce procédé est rarement reconnu comme étant un moyen ou une méthode de coexistence, alors que dans les périodes de la transition du conflit à la paix, cette relation existait déjà.  

Étudiants commémorant le 19ème anniversaire du génocide de 1994 au Rwanda, Mémorial de Nyamata, crédit photo: Hassan, 2014

L’une des différences majeures entre le Rwanda et le Nord de l’Ouganda concerne l’enterrement. Dans le Nord de l’Ouganda, et en particulier dans la tradition tribale acholi, les victimes doivent être absolument ré-inhumées chez elles, dans leurs terres : les fosses communes sont considérées comme une abomination, une manière inacceptable d’être enterré, qui met en cause le respect pour le défunt et la façon dont il est mort. Même dans le contexte exceptionnel d’un conflit, laisser un cadavre dans une fosse commune est irrespectueux ; c’est pourquoi l’on préfère exhumer les victimes pour les enterrer, à nouveau, chez elles, dans des tombes individuelles. Par conséquent, contrairement au Rwanda, il n’est pas question ici d’établir des sites commémoratifs sur les lieux des charniers. De plus, on considère que si les victimes ne sont pas enterrées selon le rite traditionnel, elles peuvent continuer à hanter leurs proches ou causer des problèmes à la famille ou à la communauté concernées, qui n’auraient pas respecté les règles. Dans le Nord de l’Ouganda, le travail de mémoire s’est donc surtout focalisé sur le retrait des corps des fosses communes, leur identification et leur enterrement individuel et traditionnel - le site du charnier étant simplement marqué d’une une croix ou d’un autre symbole.

Au Rwanda, la notion du respect des victimes et la question de leur inhumation sont tout autres. Une fois que l’on assimile les nuances de la notion de justice selon la culture locale concernée – mises en évidences dans ces deux exemples de situations post-conflit où des atrocités ont été commises – la nécessité d’adapter les processus de commémoration à un contexte précis paraît assez évidente. En 1994, au lendemain du génocide rwandais, les survivants dans le pays ou ceux qui y retournaient n’étaient pas faciles à trouver; ils devaient se regrouper pour essayer de faire face à la perte de pratiquement tous leurs proches et amis de leur quartier ou de leur village. Grâce à un travail d’interviews menées auprès de survivants et à la lecture de récits extraits de sources pertinentes, j’ai appris que les rescapés d’une même communauté commençaient par chercher leurs proches dans les églises, les toilettes publiques, les champs, les forêts, les rivières ainsi que dans d’autres endroits. Et lorsque soudain, une personne ou un petit groupe de gens retrouvaient les dépouilles de deux ou trois proches, ils tombaient généralement sur cinquante, trois-cents voire mille autres corps, enterrés ou abandonnés non loin de là. Ces survivants se retrouvaient alors face à d’immenses charniers, et s’occupaient de tous les cadavres, et non pas seulement de ceux de leur famille. Certaines victimes étaient enterrées chez elles, mais de nombreuses familles n’avaient pas assez d’argent pour organiser de vrais obsèques. C’est de là qu’est née l’idée d’un enterrement collectif dans un site commémoratif. Les survivants regroupaient les corps trouvés et les enterraient dans une fosse commune, souvent déjà existante, ou à l’endroit où s’était produit le massacre, en marquant l’emplacement d’une croix ou en y érigeant une maisonnette. (Eltringham 2004; Ibreck 2010)

Hutte acholi traditionnelle et sa peinture murale communautaire évoquant les disparitions forcées dans le Nord de l’Ouganda, crédit photo: Lakin 2016

En 1996, le Rwanda interdit les enterrements de victimes du génocide (ou de toute autre personne) chez elles sur leurs terres; les dépouilles des victimes du génocide sont dès lors censées reposer ensemble, dans des sites commémoratifs, destinés à cela (quant aux autres défunts, ils doivent être enterrés dans des cimetières ordinaires). Cette décision fut prise d’une part à cause du manque d’espaces agricoles et d’autre part pour des raisons sanitaires, mais aussi pour que les victimes puissent reposer dans le respect qui leur est dû et afin que leur dépouille ou ce qu’il en reste soient protégés. C’est ainsi que la découverte d’ossements, de vêtements et d’effets personnels là où l’on trouvait des charniers ou des lieux de massacres ont commencé à déterminer le processus funéraire. Par la suite le gouvernement s’est penchée sur la question afin d’offrir aux victimes une sépulture digne et pour préserver la mémoire du génocide ainsi que des éléments l’évoquant concrètement.

Les professionnels et les chercheurs de la justice transitionnelle doivent tenir compte de la culture et du contexte de la communauté concernée

Les deux exemples du Nord de l’Ouganda et du Rwanda à propos de la problématique de l’inhumation souligne à quel point le processus de commémoration peut différer d’une communauté à l’autre, au sein d’une même région. L’analyse des traditions locales qui ont trait à la mort et à la commémoration en temps normal est très utile pour façonner de manière convenable les recommandations des mécanismes de la justice transitionnelle et symbolique en temps de conflit. Cette tâche peut s’avérer difficile étant donné la nature-même du travail des professionnels du secteur de la justice transitionnelle qui exige d’eux d’aller de régions en régions ou de sauter d’un domaine ou d’une discipline à l’autre. Or il ne faut pas qu’ils renoncent pour autant à s’atteler à cette tâche ni à s’engager dans ces questions complexes de mémoire et de justice, simplement parce que c’est difficile de bien faire les choses. Au contraire, cela signifie qu’ils doivent consacrer du temps et de l’énergie pour identifier les spécificités et les nuances de chaque culture et de chaque tradition, et trouver l’information nécessaire à travers d’autres collègues sur place et des experts internationaux, lorsqu’il le faut. C’est là la manière responsable d’agir. En collaborant avec des spécialistes, des chercheurs et les communautés locales (où se trouvent des personnes qui ont l’avantage à la fois d’être sur le terrain et d’avoir l’expertise nécessaire), nous pouvons créer de meilleures conditions en termes d’efforts de commémoration pour les communautés pour lesquelles nous travaillons. L’établissement de connections entre les domaines et les régions, par le biais de conférences et à travers des partenariats professionnels et des liens personnels ne peut qu’être bénéfique à l’avancement de la justice transitionnelle. En adoptant une démarche de collaboration, nous pouvons partager la connaissance profonde que nous avons acquise afin de repousser les limites des voies traditionnelles pour trouver une forme de justice adaptée à chaque cas.