OPINION

Au Sri Lanka : le travail de mémoire est-il nécessaire à la justice transitionnelle ?

Au Sri Lanka : le travail de mémoire est-il nécessaire à la justice transitionnelle ?©Flickr
Réfugiés tamouls en Inde 2005
7 min 44Temps de lecture approximatif

Les trois décennies de guerre dans le nord et dans l’est du Sri Lanka et l’insurrection dans le sud ont provoqué la mort et la disparition de milliers de personnes. Malgré l’ampleur de ces tragédies, l’État sri lankais n’a organisé aucune commémoration publique. C’est dans ce contexte que les professionnels de la justice transitionnelle réclament l’organisation de cérémonies par les autorités sri lankaises. Les universitaires et les victimes ont cependant un avis partagé sur la question.

 Cet article porte un regard différent sur l’importance des commémorations pour les victimes au Sri Lanka. Il met en avant le fait que les commémorations permettent de sensibiliser l’opinion publique, dès lors, plus disposée à faire pression sur l’État pour l’établissement de mesures de justice transitionnelle. Le présent article met également en évidence que l’impact positif des commémorations est non seulement bénéfique sur le plan individuel, mais aussi pour la société. Vous trouverez ci-dessous trois sections. La première est un bref aperçu du récent débat entre Pablo de Greiff et David Rieff à propos du principe de la commémoration. Cette partie en souligne l’importance dans le cadre d’un projet de mise en place d’un système de justice transitionnelle. La deuxième partie évoque les différents points de vue des groupes de victimes sri lankais. Elle explique pourquoi certaines familles, persuadées que leurs proches disparus sont toujours vivants, s’opposent à l’idée de les commémorer et n’y voient aucun intérêt. Enfin, la dernière section aborde la question de la commémoration au Sri Lanka différemment : en souligant que les commémoratifs ont une valeur publique distincte, car ils permettent à toute la société – et non seulement à un groupe de victimes – de faire face au besoin de justice transitionnelle.

 

Le débat sur la commémoration

 

Les universitaires sont partagés sur la question de savoir si les commémorations font avancer la justice transitionnelle et la réconciliation ou si au contraire, elles constituent un obstacle. David Rieff, par exemple, avance un argument pragmatique contre les cérémonies de souvenir. Il affirme que le retour sur le passé est rarement propice à la paix et qu’elle favorise plutôt : la rancune, l’éloge des martyres et une éternelle hostilité. Au Sri Lanka, justement, le remède prescrit pour panser éventuellement les blessures du conflit est de « ne pas s’attarder sur le passé » et de « se concentrer sur l’avenir ».

 Les craintes de David Rieff à propos des commémoratifs manipulateurs et unilatéraux doivent être prises au sérieux. Néanmoins, comme le fait remarquer Pablo de Greiff, ces craintes ne justifient pas pour autant un rejet total de toute commémoration. Ce dernier explique que le devoir de mémoire de l’État est soumis à un processus d’examen, de contestation, de contextualisation et de vérification propre à la fois aux méthodologies historiques et au travail des commissions de vérité. Ainsi, pour Pablo de Greiff, lorsque l’Etat se soumet au devoir de mémoire, il sauvegarde les « faits » du passé et cette sauvegarde est nécessaire pour établir la vérité. Par conséquent, une commémoration à grande échelle permettrait à la société d’avancer dans le processus de reconnaissance des faits passés et de faire en sorte que la violence ne se reproduise plus.

 

Les points de vue des victimes

 

Certaines victimes restent sceptiques au sujet des commémorations et de la valeur qu’elles pourraient représenter, malgré leur potentiel de faire avancer la justice transitionnelle. Dans le cadre de l’étude Confronting the Complexity of Loss (Confronter la complexité de la perte), j’ai invité plusieurs participants (tous victimes ou survivants d’événements très violents au Sri Lanka) à réfléchir sur l’importance de marquer le souvenir des événements passés. Il leur a été expliqué que les commémorations pouvaient prendre plusieurs formes ; qu’elles pouvaient être de nature « publique », comme un monument ou une cérémonie, ou de nature « privée », comme l’aumône. Il était intéressant de constater que les participants étaient d’avis partagés sur la question. Pour certains, il était important – voire indispensable – de commémorer, et se souvenir de leur perte était un aspect essentiel de leur lutte personnelle pour reprendre le dessus. D’autres de ces victimes préféraient, pour leur part, oublier le passé pour pouvoir aller de l’avant. Néanmoins, selon les conclusions de l'Équipe spéciale chargée de tenir des consultations sur les mécanismes de réconciliation, les victimes demandent généralement un espace pour la commémoration, comme forme symbolique de réparation. J’ai appris un autre point de vue encore, lors de ma récente rencontre avec plusieurs familles de disparus, à un événement organisé par Amnesty International à Colombo. L’événement comprenait un atelier sur l’expérience argentine de la commémoration. Cet atelier a permis aux familles de développer des stratégies pour obliger l’État sri lankais à fournir des espaces pour la commémoration. Cependant, pour un certain nombre de participants, la commémoration voulait dire qu’ils « acceptaient » que leurs proches disparus étaient décédés. Or pour eux, leurs proches étaient toujours vivants, d’où un rejet de l’idée de commémoration. Ces participants préféraient mettre l’accent sur l’engagement de l’État dans l’établissement de la vérité – plutôt que sur son devoir de mémoire. Ils se disaient également mécontents du fait que les autorités n’avançaient pas dans la mise en place de mécanismes de recherche de vérité et de responsabilité. L’attitude de ces participants a révélé une véritable lacune dans le discours sur la commémoration au Sri Lanka. Dans l’ensemble, la commémoration est largement considérée comme un processus ne comportant qu’ une valeur personnelle (et encore !) et non une valeur publique.

 

De « l’individu » à la « société »

 

Au Sri Lanka, les événements commémoratifs, comme celui organisé par Amnesty International, ne rassemblent pratiquement que les victimes elles-mêmes, des artistes et des activistes. Les victimes se sentent souvent piégées car leurs voix et le récit de leur expérience sont limités à cette audience restreinte et n’atteignent pas la société au sens large. C’est précisément pourquoi il faut également tenir compte de l’objectif instrumental de la commémoration– en plus de son but normatif. Se souvenir du passé peut revêtir une valeur à la fois « individuelle » et « publique ». D’une part, la commémoration offre aux victimes une façon digne de rendre hommage à la mémoire d’un proche décédé. D’autre part, le souvenir incite la société à réfléchir sur le passé et à faire en sorte que la violence ne se reproduise plus dans l’avenir. Ces valeurs se renforcent mutuellement car l’engagement de l’État dans la justice transitionnelle est souvent motivé par l’opinion publique.

 Tous les groupes de victimes – y compris les familles de disparus – doivent comprendre que c’est la valeur « publique » de la commémoration qui créé l’espace pour la vérité, la justice et les réparations. Obliger une société à faire face à son passé est souvent la façon la plus efficace d’engendrer une plus grande empathie au sein de l’opinion publique, et par conséquent, l’acceptation de la nécessité de prise de mesures de justice transitionnelle. La réticence de l’État à fournir des mécanismes significatifs de recherche de vérité et de responsabilité pourrait disparaître si les expériences des victimes pouvaient être comprises par un plus grand nombre de citoyens. Dans un sens, la ligne entre les victimes et le reste de la société devrait s’estomper.

 L’apathie actuelle de l’État sri-lankais concernant la mémoire des victimes démontre l’urgence d’un processus de commémoration publique, « axée sur les victimes ». Effectivement, au Sri Lanka, rares sont les monuments ou les mémoriaux publics rendant hommage aux victimes et aux survivants de tragédies provoquées par l’homme. Il n’y a pas un seul monument commémoratif de ce genre à Colombo, qui fut pourtant le théâtre récent de violences récurrentes, comme le pogrom anti-tamoul de 1983, les bombardements de civils par les Tigres de Libération de l'Eelam tamoul ou encore les innombrables disparitions de jeunes durant l’insurrection à la fin des années 1980. En revanche, la capitale sri-lankaise regorge d’une multitude de monuments dédiés à l’armée. On y compte au moins trois monuments de guerre rendant hommage aux soldats morts : un monument rappelant la guerre contre les Anglais, un à la gloire des Forces de maintien de la paix indiennes et un autre pour les militaires sri lankais ayant péri durant la guerre civile. Ainsi, dans leur définition des narratifs de guerre et d’après-guerre, les autorités ont fait table rase de la commémoration des victimes. Le message à la société est clair : on se souvient des soldats qui ont libéré le pays du « terrorisme » et non pas des victimes et des survivants qui en ont souffert. Un processus de commémoration s’impose d’urgence pour changer ce discours et créer et sauvegarder un espace pour la justice transitionnelle. Les groupes de victimes, y compris les familles de disparus – doivent appuyer ce processus. Ils doivent être convaincus de la valeur de la commémoration – si non dans sa capacité de fournir des réparations individuelles immédiates, au moins dans son potentiel de générer un dialogue public transformatif. Un tel dialogue est essentiel pour maintenir l’engagement de l’État dans la voie de la justice transitionnelle au Sri Lanka.

 

Conclusion

 

Lorsque l’on empêche les victimes de commémorer leurs expériences, on risque d’effacer la mémoire d’une histoire violente et du même coup anéantir tout espoir de rétablir la vérité ou de rendre justice. Comme l’explique Philip Lee : « le premier pas sur le chemin de la restitution est de ressusciter ou de réhabiliter la mémoire de tout un peuple ». Alors que certains universitaires et groupes de victimes sont sceptiques à propos des bienfaits des commémorations, des arguments de poids permettent de reconnaître leur valeur « publique ». Comme le soulignait Pablo de Greiff, la commémoration résulte d’un travail d’examen attentif, de remise en question, de contextualisation et de vérification. Sur le plan normatif, nous devons reconnaître le devoir de mémoire de l’État envers les victimes. Sur le plan instrumental, nous devons admettre que la mise en place de mesures de justice transitionnelle significatifs reste difficile – politiquement parlant – tant que la société sri lankaise ne fait pas face, collectivement, à l’héritage d’un passé de conflit violent. Par conséquent, il est indispensable d’insister sur la valeur « publique » de la commémoration, car celle-ci est essentielle dans la sensibilisation du public et pour une demande de mise en place de mesures de justice transitionnelle. Seule une exigence émanant de la société pourrait motiver une volonté politique d’établir la vérité et la justice pour les victimes. Comme l’a observé l'Équipe spéciale chargée de tenir des consultations sur les mécanismes de réconciliation, les processus de commémoration doivent viser à engendrer un sentiment de responsabilité collective. En fin de compte, le visage de la victime doit être multi-ethnique, multi-religieuse et multiculturel, pour que la société, dans son ensemble, s’unisse dans la douleur.

 

Gehan Gunatilleke est directeur de recherche à Verité Research. Titulaire d’une bourse Commonwealth au New College de l’Université d’Oxford, il est également l’auteur de Confronting the Complexity of Loss: Perspectives on Truth, Memory and Justice in Sri Lanka (2015).