OPINION

Ventes d’armes et art : "un musée n'est pas un tribunal"

Ventes d’armes et art : ©Raimond Spekking/Wikimedia, CC BY-SA
Dans une des salles de l'exposition
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Lausanne, Fondation de l’Hermitage ; cinquante-cinq œuvres provenant de la collection Bührle sont présentées sur deux étages dans une superbe maison du XIXe siècle surplombant le lac Léman. Cette maison me fait penser à celle de la famille Frick, devenue maison/musée au bord de la cinquième avenue à New York. La Frick Collection m’a toujours fait associer l’art au fric ou le fric à l’art, une association facile, j’en conviens, mais une association qui fait sens ; exposer la relation entre l’art et l’argent n’est pas chose si commune et la fondation Bührle montre en toute transparence le parcours historique des chefs d’œuvre acquis par ce riche collectionneur suisse, une collection privée qui compte parmi les plus prestigieuses au monde :

Un marchand de canons

Au dernier étage de la maison, je découvre le collectionneur, dans un portrait peint par Kokoshka. C’est un certain Emil Georg Bührle, un allemand né à Pforzheim au Sud- Ouest de l’ Allemagne, un jeune homme sérieux qui étudie la littérature et la philosophie entre 1909 et 1911 et qui suit également des cours d’histoire de l’art à l’Université de Munich.

Le beau-père envoie son gendre en Suisse où la société allemande vient d’acheter une entreprise de machines-outils à Oerlinken ; le gendre acquiert un brevet pour fabriquer un canon anti-aérien de 20 mm, le canon Becker, et devient vite propriétaire/dirigeant de l’entreprise. Les ingénieurs vont perfectionner l’arme avec l’aide financière du haut commandement à Berlin, le traité de Versailles interdisant la production de machines-outils en Allemagne. Ce canon léger, baptisé Oerlikon – du nom de la ville, Oerlinken – sera fabriqué en Suisse mais aussi aux Pays-Bas et en Suède, pays qualifiés de neutres à l’époque de l’entre-deux-guerres. Les affaires prospèrent pour Bührle qui livre ses canons non seulement aux pays neutres mais aussi aux français et aux anglais et cela sous le contrôle du gouvernement fédéral suisse.Incorporé au régiment de dragons de Brade pendant la Grande Guerre, il rencontrera à Magdebourg en 1919 Charlotte Schalke qui deviendra sa femme en 1920 après un an de fiançailles ; un enfant naîtra l’année suivante, Dieter. Charlotte est la fille d’un banquier qui possède des actions dans une entreprise de machines-outils à Magdebourg.

Bührle a donc activement participé au réarmement caché de l’Allemagne qui contourne le traité de Versailles. L’industriel allemand sera naturalisé suisse en 1937 de même que le jeune Dieter, lequel reprendra la direction de l’entreprise à la mort de son père en 1956, assurant ainsi la continuité familiale mais avec des exportations illégales d’armes vers divers pays placés sur liste rouge par le Conseil fédéral suisse – dont l’Afrique du Sud et le Nigeria, en pleine guerre civile du Biafra.

Si Bührle vend ses canons au Reich sous le regard bienveillant du gouvernement fédéral, il aura la prudence de vendre en 1940 les plans de fabrication de son canon à la Royal Navy et à l’US Navy.

Ce musée expose donc la collection d’un marchand de canons, le plus gros fournisseur d’armes de l’Allemagne nazie, proche d’Hitler selon Hans Ulrich Jost, historien et professeur honoraire de l’Université de Lausanne ayant participé à un ouvrage collectif intitulé sans détour Schwarzbuch Bührle, Raubkunst für das Kunsthaus Zurich ? (Le livre noir de Bührle, de l’art spolié pour le Kunsthaus de Zurich ?) Et alors, pourrait-on s’interroger ? Krupp était aussi un marchand d’arme mais n’était pas amateur d’art pour autant. Bührle conserve en effet sa passion de jeunesse pour la peinture, c’est un amateur d’art qui fréquente les galeries et lors d’une vente aux enchères à Lucerne, il achète « en toute bonne foi » des tableaux saisis par les nazis dans les musées allemands. L’industriel sera condamné à restituer une partie de sa collection en provenance des ventes aux enchères mais en rachètera une partie aux propriétaires légitimes.

L’homme derrière le collectionneur

Alors, pourquoi mettre ainsi le doigt sur le lien entre art et argent mal acquis, pourquoi s’acharner à remuer encore le couteau dans la plaie au lieu de regarder tranquillement ces chefs d’œuvre impressionnistes ? Lukas Gloor, le directeur de la Fondation Collection E.G. Bührle, répond à cette question tout en ne cachant pas son énervement :

« Tout le monde ne fait pas fortune en vendant des médicaments qui sauvent des vies, Monsieur Bührle est devenu riche en faisant des affaires sur le marché complexe de l’armement. »

Le directeur philosophe aussi sur la relation entre l’art et l’argent :

« Le fait que le public puisse admirer les œuvres qu’il [Emil Bührle] a rassemblées est un tout petit bénéfice à retirer de toutes les horreurs de la guerre. L’art suit l’argent et l’argent est malheureusement rarement innocent. »

La position de l’historien Hans Ulrich Jost est moins alambiquée. Pour lui, il est nécessaire d’expliquer au public qui était l’homme derrière le collectionneur, d’où venait l’argent qui lui a permis d’acheter les toiles et de rappeler aussi leur provenance :

« Si on n’explique pas au public qui était cet homme, dans cinquante ans, on se souviendra de lui comme d’un mécène glorieux, d’un humaniste ! »

Je rejoins la crainte de l’historien, la crainte que l’argent de cette collection perde au cours du temps son odeur, celle de la poudre et des balles.

Cette visite est donc plus qu’une visite de musée, c’est aussi une leçon d’histoire et de sociologie pour s’interroger sur ce mécène qui a constitué sa collection de 1936 à 1956, traversant sans encombre le fascisme et la guerre. Si le mécène avait été un marchand de bois, un marchand de malles ou de champagne, l’interrogation sur l’origine de la collection n’aurait sans doute pas été la même.

Le pouvoir de l’argent

L’histoire a façonné le destin d’un jeune homme amateur d’art devenu industriel de l’armement qui était aussi un industriel sensible à la beauté du Garçon au gilet rouge de Cézanne ou au Semeur, soleil couchant de Van Gogh, au encore au Champ de coquelicots de Claude Monet.

L’exposition comprend aussi un autoportrait de Rembrandt qui s’est avéré être un faux et un autoportrait de Van Gogh qui s’est avéré être une copie honnête exécutée par une peintre française (Judith Gérard) qui avait pourtant laissé des indices ne laissant aucun doute à l’acheteur. L’amateur aurait tout de suite vu qu’il s’agissait d’un faux, mais pas l’industriel, qui se fait conseiller par des experts mondialement reconnus. Mon expert authentifie que cet autoportrait de Rembrandt est un Rembrandt, une pièce unique au monde, alors je l’achète à n’importe quel prix ! L’argent peut tout et il faut le talent de Shakespeare pour chanter son pouvoir :

« Ce peu d’or suffirait à rendre le noir blanc, c’est lui qui fait remarier la veuve flétrie, celle dont les ulcères dégoûteraient l’hôpital, l’or la parfume et l’embaume et la ramène au mois d’avril. »

Lorsque le pouvoir d’authentification exercé par des experts aveugle à ce point le collectionneur, on est loin de Chtchoukine, ce marchand de tissus de Saint-Pétersbourg qui prenait du plaisir à acheter selon sa propre intuition des jeunes peintres inconnus qui deviendront… Picasso ou Matisse.

Pour conclure sur un mode plus léger, suivons plutôt les conseils de Sylvie Wuhrmann, la directrice de la Fondation de l’Hermitage :

« Il ne faut pas punir les œuvres en raison de leur passé. Un musée n’est pas un tribunal mais un lieu de mémoire. C’est par conséquent le lieu idéal pour évoquer ces questions. L’institution ne veut rien cacher de l’histoire de la collection. »

Alors d’accord, sans oublier l’origine de la collection, admirons les toiles de Bonnard, Cezanne, Manet, Monet, Corot, Gauguin, Van Gogh. Voir peindre Toulouse-Lautrec le plaisir de l’attente lascive de deux amies allongées sur l’herbe, voir la pointe de Daumier graver la bourgeoisie triomphante du Second Empire, voir Soutine poser sur un drap blanc un couple de poulets écorchés, tout cela fait temporairement oublier le grenier de la maison.

Cet article a précédemment été publié par The Conversation