Un acte d’accusation contre la Cour pénale internationale

Un acte d’accusation contre la Cour pénale internationale©EIC
E mail d'Ocampo sur la Libye
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C’est un énorme scandale qui vient de secouer la Cour pénale internationale (CPI). Huit médias internationaux, membres de l’European Investigative Collaboration (EIC) ont mené pendant six mois une enquête intitulée Les Secrets de la Cour, qui porte un coup très dur à la crédibilité et à l’image d’impartialité de la CPI. Ils ont dépouillé plus de 40.000 documents confidentiels – câbles diplomatiques, éléments bancaires, correspondances… - obtenus par Mediapart. Ces documents jettent pour la première fois une lumière crue sur le jeu politique des Etats auprès de la justice internationale et la moralité douteuse de celui qui fut son premier procureur, Luis Moreno Ocampo, entre 2003 et 2012.

Embarrassée, l’actuelle procureure, Fatou Bensouada, a émis un communiqué où elle indique avoir ouvert une enquête en particulier contre deux membres de son équipe qui auraient été en proche contact avec Luis Moreno Ocampo. Fatou Bensouda affirme aussi avoir « par le passé, personnellement demandé à M. Ocampo, en des termes sans équivoque, de s’abstenir de toute déclaration publique ou d’activité, qui, au vu de son rôle précédent de procureur, pourraient être perçus comme interférant avec les activités du bureau du procureur de la CPI ou blessant sa réputation ».

Laurent Gbagbo en prison sans base légale

Un document confidentiel de la diplomatie française révèle que la Cour pénale internationale a demandé en avril 2011 de garder prisonnier l’ex-président de la Côte d’Ivoire, Laurent Gbagbo. Or, à l’époque, il n’existait ni mandat d’arrêt ni saisine de la CPI.D’après l’article Mediapart, qui a obtenu des échanges de correspondance entre le procureur Luis Moreno Ocampo, la diplomatie française et le nouveau président ivoirien Ouattara, une même analyse politique se dégage : la nécessité de garder Laurent Gbagbo en prison pour éviter une déstabilisation de la Côte d’Ivoire. Même si alors la base légale fait défaut. De surcroît, l’article de Mediapart fait remarquer qu’Ocampo n’a alors « aucun élément solide établissant une éventuelle responsabilité de Gbagbo dans des crimes contre l’humanité qui pourraient relever de la compétence de la CPI, son bureau n’ayant envoyé aucun enquêteur en Côte d’Ivoire ».Mais l’affaire est délicate, car non seulement, les hommes de Laurent Gbagbo ont sans doute commis des crimes, mais sans doute aussi les partisans de Alassane Ouattara, voire peut-être même les troupes françaises. Et Mediapart de s’interroger : « Le procureur Ocampo s’est-il fait sur le dossier ivoirien l’instrument consentant d’un règlement de comptes aux airs de Françafrique, en marge de tout cadre procédural, au bénéfice exclusif d'une partie ? ».

Lorsque l’ex-shérif de la justice internationale perd sa boussole morale

En juin 2011, Luis Moreno Ocampo, alors procureur de la CPI, inculpe le chef de l’Etat libyen Mouamar Khadafi pour crimes contre l’humanité. Il n’aura pas le loisir de le faire juger, car le guide de la révolution libyenne est bientôt abattu. Quatre ans plus tard, soit en 2015, Luis Moreno Ocampo retrouve la Libye, mais dans un rôle bien différent. Oublié le chasseur de criminels de guerre, il est devenu l’avocat d’hommes très puissants et dont les soldats ne sont guère portés sur le droit international humanitaire. Ocampo travaille alors au profit d’un cabinet d’avocats américain, Justice First. Justice First a pour client un homme d’affaires libyen, Hassan Tatanaki, qui fut proche de Khadafi et qui est aujourd’hui l’allié d’un des hommes les plus puissants de Libye, le maréchal Haftar. Le maréchal Haftar dont les troupes mènent une guerre sans pitié et sans égard pour les Conventions de Genève. Lorsqu’Ocampo apprend que son successeur à la Cour, la procureure FatouBensouda compte poursuivre le général Haftar, tout le travail d’Ocampo vise non seulement à faire inculper les ennemis d’Haftar, mais aussi à protéger Hassan Tatanaki et le maréchal Haftar ainsi ses hommes, de toute poursuite. L’affaire n’est pas évidente : sur une chaîne de télévision qui appartient à Hassan Tatanaki, le commandant des forces aériennes de l’armée d’Haftar promet de massacrer les traîtres et de violer leurs femmes… Ne rechignant pas à la tâche, Ocampo écrit: « Je suggère de développer une stratégie pour s’assurer que ni Hassan (Tatanaki), ni ses hommes ne soient poursuivis ». L’homme qui avait été le premier shérif de la justice internationale est devenu l’avocat d’un groupe d’hommes sans doute responsables de crimes de guerre. Il est vrai qu’il a touché 750.000 dollars pour ces trois mois de travail.

Kenya : la volte-face d’Ocampo

En 2010, la Cour pénale internationale accusait six responsables kényans, dont l’actuel chef de l’État, Uhuru Kenyatta, de crimes contre l’humanité commis en 2007. La totalité du dossier s’est depuis lors effondrée. L’enquête de EIC raconte comment l’ex-procureur Ocampo, après avoir inculpé Kenyatta, a œuvré en coulisses pour lui offrir « une sortie honorable ». Bien qu’ayant quitté la CPI, il y a moins d’une année, Ocampo travaille alors secrètement à l’élaboration d’une stratégie qui permettrait d’abandonner les poursuites qu’il a lui-même engagées contre Kenyatta ! En septembre 2013, il explique ainsi à un interlocuteur du cabinet d’avocats new-yorkais Shearman& Sterling avoir évoqué avec le procureur de la CPI, FatouBensouda, l’idée « d’organiser un groupe externe d’avocats éminents pour examiner les preuves dans le dossier Kenyatta ». « Je ne pense pas qu’il soit possible de poursuivre un chef d’État avec un dossier faible », écrit-il. Ocampo tente donc de peser avec les contacts qu’il a maintenus à l’intérieur du bureau du procureur. « Différentes personnes m’ont dit qu’il n’y a plus de preuves, dit-il. Des témoins ont rétracté leur témoignage et d’autres refusent de comparaître. Je comprends l’environnement politique difficile, mais lorsqu’il n’y a pas de preuves, un procureur ne va pas devant le tribunal. » Ocampo va jusqu’à contacter Kofi Annan en charge de la médiation internationale au Kenya : « Il est temps de trouver une sortie honorable pour Kenyatta », lui écrit-il, dans un incroyable renversement de perspectives. Comment comprendre que l’homme qui a inculpé Kenyatta veuille l’absoudre ? Quelles sont ses motivations pour cette volte-face ? Les preuves font-elles défaut ? Ou s’agit-il de satisfaire la diplomatie américaine qui ne veut pas s’aliéner le Kenya, allié clé dans la lutte contre le terrorisme des shebab en Somalie ?