Tunisie : "Quand les alliés de la justice transitionnelle alimentent ses fossoyeurs"

Tunisie : ©FETHI BELAID / AFP
Une audition de l'Instance Vérité et Dignité novembre 2017
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JusticeInfo.net publie ce droit de réponse de Mme Sihem Bensedrine Présidente de l'Instance Vérité et Dignité  de Tunisie à l'article de notre correspondante Mme Olfa Belhassine Enquête sur les coulisses de la crise à l'Instance Vérité Dignité.

 

Je me permets de relever que le dernier article publié sur le site justiceinfo.net par Madame Olfa Belhassine qui se veut une Enquête sur les coulisses de la crise à l'Instance Vérité Dignité, contient un certain nombre d’erreurs et d’approximations altérant les exigences d’un travail journalistique sérieux.

Il est, aussi et malheureusement, en rupture avec votre ligne éditoriale qui précise : « Justiceinfo.net s’adresse à tous ceux qui s’intéressent aux questions de justice, de paix et de réconciliation et veulent avoir accès à des sources fiables, où l’information est rigoureusement vérifiée. C’est particulièrement important dans les sociétés qui tentent de s’extraire de conflits où l’information est souvent rare et orientée. ».

Il est, enfin, en rupture avec la charte éthique de la Fondation Hirondelle qui promeut « Un journalisme basé sur : la vérification de l’information, la multiplicité des sources, une distinction stricte entre les faits et les commentaires ».

Une enquête biaisée...

L’article est construit sur l’assertion, douteuse, que les membres de l’IVD ont été « Choisis par l’Assemblée Nationale Constituante, [...] dominée par les islamistes, sur la base de critères partisans ». Des termes élégants pour accréditer, subrepticement, le cliché, véhiculé dès la constitution de l'IVD par les médias dominants : Une IVD « inféodée au parti islamiste ». D’une pichenette, cette indépendance de l’Instance, objet de tant d’inimitiés[1], lui est « irrévocablement » déniée, tout en s’exonérant du minimum d’argumentation ! L’ensemble du processus de justice transitionnelle s’en trouve, ainsi, ramené à un vulgaire enjeu partisan.

Faut-il rappeler que les membres de l’IVD ont été élus à l'unanimité par un vote en séance plénière de l’Assemblée Nationale Constituante[2], (où étaient présents tous les groupes parlementaires y compris Nida Tounes) et qui a approuvé la liste de consensus sélectionnée en commission parmi près de 400 candidatures sur la base de stricts critères définis par la loi[3].

C’est cette même Assemblée Nationale Constituante, avec la même composition, qui a établi tous les textes et mécanismes de la transition démocratique, y compris la Constitution et dont l’adoption de la loi organique sur la justice transitionnelle est une partie intégrante.

Ce postulat de « l’inféodation partisane » de l’Instance est mis à mal par certains éléments ramassés pour cette même « enquête ».

Ainsi l’hypothèse, évoquée par l’auteure, que les quatre Commissaires dissidents - à qui elle accole la « réputation » d’être « proches du mouvement islamiste Ennahdha » - ont « lâché Sihem Bensedrine sur instruction du parti » est balayée d’un revers de main : « peu de personnes, notamment à l’intérieur de l’IVD, croient à cette version de l’origine de la crise » …

Dans la même veine, sont mises en avant les accusations d'un certain dirigeant d'une association qui compte moins d’une vingtaine d’affiliés, proche du mouvement islamiste contre la Présidente de l’IVD - « de dilapidations de fonds publics et de recrutements anarchiques et peu transparents afin de mettre en place une administration parallèle totalement obéissante à ses ordres ». Quelles données avancées et vérifiées par notre enquêtrice qui prouvent cette « corruption » ? Absolument rien ! Que le bilan administratif et financier ait été validé par le Commissaire aux Comptes, cela a apparemment moins de valeur que les élucubrations d’un membre associatif qui confond calomnie et liberté d’expression. Que l’IVD ait sollicité la Cour des Comptes afin qu’elle soit incluse dans son programme de vérification de l’année 2017, cela non plus ne peut pas lever la suspicion de « corruption » décrétée par ses adversaires. Au-delà de la question de la crédibilité de ces détracteurs, n’est-ce pas là un aveu que la gestion de l’IVD n’est guère appréciée dans ces milieux proches des islamistes ? L’auteure n’en a cure … À l’appui des prétendus « déchirements idéologiques » entre les membres de l’Instance, un jugement lapidaire d’un(e) ex-membre de l’Instance témoignant sous le couvert de l’anonymat insiste qu’au Conseil de l’IVD « les appartenances des uns et des autres à un courant politique donné » primaient sur les intérêts concernant l’avancée du processus de justice transitionnelle.

… Qui ne s'encombre pas de cohérence ...

Le second biais qui fausse cette « enquête » concerne une valorisation excessive des appréciations de démissionnaires et révoqués, membres élus du Conseil ou cadres recrutés à l’IVD. Telles des paroles sorties tout droit du livre sacré, les motivations de ces « justes » sont mises en avant.

Benoîtement, nous sont servies ces versions trop « lapidaires » pour être réalistes, où la crédibilité en prend un sérieux coup ! Ainsi l’auteure écarte toute possibilité qu’une démission puisse découler d’un renoncement devant les pentes ardues de l’hostilité environnante qui a accompagné la marche de l'IVD, ou relever d’un acte de désolidarisation face aux pressions des appareils, voire procéder d’une confortable mise à l’abri face aux incessantes campagnes de salissure déversées en continu sur l’Instance et ses dirigeants. « L’altruisme » incontestable des démissionnaires les prémunit contre toute tentation de sécuriser une carrière. Il aurait suffi pourtant de relire un certain communiqué de démission –anticipant opportunément le prévisible changement de majorité politique en Tunisie et les tempêtes qu’il allait soulever - pour y voir l’effet des sommations visant le processus de justice transitionnelle et y retrouver une reprise quasi-textuelle des exigences du parti qui vient de gagner les élections en 2014[4].

Mais non, l'IVD, elle n'a pas cherché à se prémunir des attaques contre une forteresse qu'on a cherché à prendre de l'intérieur ! Le contexte général de pression sur toutes les Instances indépendantes, qui a conduit le président de l’ISIE ainsi que deux autres membres à la démission, ni le communiqué conjoint de quatre instances indépendantes réaffirmant le principe de leur indépendance, ne peuvent donner un éclairage contextuel !

L’IVD est nécessairement coupable de toutes ces défections ou exclusions. Y compris lorsqu'il s'agit de fonctionnaires en mission commandée. La qualité de magistrat exonère-t-elle de fautes professionnelles graves ? Justifie-t-elle l’insubordination aux supérieurs hiérarchiques lorsqu’on est cadre de l’Instance ? L'auteur de l'enquête estime que, par définition la juge déléguée est irréprochable de toute faute professionnelle et le sous-directeur de la communication n’est susceptible d’aucun acte répréhensible et sa traduction devant un conseil de discipline est en soi suspecte et assimilée à « une purge qu’elle installe contre ceux qui lui ont tenu tête ». Toute sanction de leurs comportements est nécessairement assimilable à des représailles inappropriées et leurs déclarations, d’une sérénité absolue et dénuées de tout dépit et donc à prendre pour argent comptant.

… et s’emmêle dans des contradictions.

Le troisième biais nous est servi lorsque l'auteure expose le fonctionnement de l'Instance. D'un côté, elle souligne que c'est le Conseil de l'Instance qui est « l'organe collégial de délibération » où « tout se décide (choix des sujets des auditions publiques, achats, appels d’offres, recrutements, promotions, révocations…). » Mais plus loin on apprend que la Présidente a fait main basse sur les compétences du Conseil et décide à sa place !

Lorsque l'article en arrive aux faits, on s’emmêle les pinceaux. L’auteure commence par annoncer que 4 membres sur 9 boycottent les plénières du Conseil de l'Instance qui poursuit ses travaux à 5 ; le paragraphe suivant on ne sait plus par quel miracle arithmétique cela devient 4 contre la Présidente ! Où sont passés les 4 autres ? Ces-derniers on ne prendra pas la peine de leur demander leur avis, ils comptent moins que le représentant d'une association hostile ! Quelques lignes plus loin, elle reprend à son compte une affirmation qui contredit l'information de départ (à savoir que 4 boycottent) le boycott devient exclusion ! « Elle n’a pas le droit de nous exclure de la décision ! Est-ce la Présidente qui les a exclus ou ce sont eux qui boycottent le Conseil de l’Instance ?

Mieux encore, l'auteur nous apprend, par la bouche du même inconnu qu'elle a mis en place une « administration parallèle » ! Comment notre auteure peut soutenir cela alors que légalement le chef de l'administration est le Président ? Si elle a pu vérifier l'existence d'une administration parallèle, il s'agit logiquement d'un organisme en dehors du contrôle du chef légal de l'administration et non celui qui est sous son autorité !

La solution finale : Changer la loi, changer la composition et changer la présidente.

 

Que la journaliste critique les performances de l'IVD et de sa Présidente, ses actes, son bilan, sa capacité à remplir le mandat pour lequel elle a été élue, elle est parfaitement dans son rôle et c'est ce que les lecteurs de JusticeInfo attendent d'elle. Mais qu'elle s'en prenne à la personne de la Présidente, décryptant son « profil psychologique » « complexe et que l’adversité stimule », elle tombe dans les attaques ad personam pointées par Schopenhauer qui décrit ce stratagème comme un recours ultime lorsqu'on est à court d'arguments !

Et nous arrivons droit à la conclusion servie, depuis le lancement du processus de JT en 2014, par les laboratoires de l’ancien système qui œuvrent méthodiquement à faire échouer le processus : pour sauver le processus il faut éliminer la Présidente. Résumée par cette sentence : « C’est en fait la personnalité conflictuelle, machiavélique, dominatrice et tyrannique de la présidente qui pose problème »

Face à cette crise, cette Présidente à la « personnalité complexe » rejette d'un revers de mains les tentatives de médiation : « Elle ne prête pas beaucoup d’intérêt aux tentatives de médiation du Haut-Commissariat des Droits de l’Homme pour trouver une issue à la crise. Ni d’autres ONG et personnalités politiques influentes de l’opposition ». On serait curieux de savoir d'où la journaliste a tiré cette information ? Un simple coup de fil aux concernés lui aurait révélé le contraire. Elle aurait peut-être appris que de sérieuses négociations sont entreprises pour parvenir à une solution qui respecte la légalité et sauve le processus de ces déchirements inutiles et irresponsables, et que nous avons bon espoir d’y parvenir.

 

Où sont les enjeux de la justice transitionnelle ?

Lorsqu’on termine la lecture de l’article, on se pose la question où sont les enjeux de la Justice transitionnelle ? Ils n’auront droit qu’à la portion congrue.

  • En première ligne les auditions publiques attaquées frontalement. Elles « coûtent cher », elles sont au cœur d’une « mauvaise gestion » et l’agence qui les organise est « sioniste » ! Que ces auditions aient permis la révélation de la vérité qui dérange tant les nostalgiques de l'ancien régime, ce n’est guère important. Mieux encore, notre enquêtrice trouve qu’elles font face à une « indifférence forcée » ! Un simple regard sur les statistiques montre le contraire. Ces attaques relayent un déni du droit à révéler publiquement la vérité essuyée par l’IVD suite au témoignage public de l'un des plus influents auteurs de corruption du clan de Ben Ali en mai dernier et les obstructions qui se sont multipliées au niveau du Ministère de la Justice et de certains éléments du parquet qui ont empêché l'IVD de poursuivre son travail. Ainsi que la dernière audition du mois de juillet sur la fraude électorale où l’IVD a réussi à faire témoigner de hauts responsables de l’Etat qui ont reconnu avoir effectué ces fraudes et ont en décrit le processus.
  • La loi dite de « la réconciliation » blanchissant les corrompus adoptée – oh hasard de calendrier – le 13 septembre dernier, coïncidant avec la campagne orchestrée contre le Président de la Commission Arbitrage et Conciliation de l’IVD, Maitre Krichi, accusé de concussion et de corruption afin de valoriser le processus alternatif prévu dans le projet de loi.
  • Les embuches et obstacles méthodiquement placés face aux tentatives de l'IVD d'accéder aux documents de différents ministères et administrations.
  • Les décrets bloqués au niveau de la Présidence du Gouvernement pour faire douter les victimes de l’aboutissement de leur dernier recours que constitue l’IVD.
  • Les campagnes de diffamation qui ont atteint des seuils phénoménaux de 95 articles par mois et continuent d’augmenter en ton et en fréquence.
  • Des institutions de l’Etat qui réagissent envers une institution constitutionnelle comme un greffon que le corps essaie de rejeter.

 

Et la liste est longue. Pourtant, ces enjeux lui ont été longuement exposés lors d’un entretien où elle a davantage recherché le sensationnel qu'à identifier les problèmes et les défis.

Peut-être bien qu’il y a quelque chose à dire sur le « profil psy » de la Présidente en lien avec le processus, c'est que c'est une résistante à la dictature et sait comment résister aux attaques en apparence personnelles mais en réalité contre l'IVD sans faillir.

Si les attaques la ciblent c'est bien parce qu'elle est la gardienne du temple ! Et que le temple ne sera pris et ne peut tomber aux mains des ennemis de la justice transitionnelle que si on réussit à en tuer les gardiens.

 

Justiceinfo.net prend note de la réponse de la Présidente de l’Instance Vérité et Dignité Mme Sihem Bensedrine. L’enquête de notre correspondante Olfa Belhassine est rigoureuse, contradictoire et fondée sur de nombreuses sources dont une longue interview de Mme Sihem Bensedrine citée dans l’article. JusticeInfo.net a suivi avec exigence et professionnalisme les processus de justice transitionnelle en Tunisie consacrant de très nombreux articles à l’IVD et à ses auditions et a interviewé par deux fois Mme Sihem Bensedrine. JusticeInfo.net ne saurait être considéré comme un allié des « fossoyeurs de la justice transitionnelle ».

François Sergent Rédacteur en chef de JusticeInfo.net

 

[1] Une indépendance ouvertement décriée par le Président de la république, allié à ce même parti Ennahdha, il déclare : « nous vivons aujourd’hui en Tunisie dans un régime politique particulier où on se soucie de l’indépendance des institutions au point de bloquer le pays et de le paralyser. Dans ce régime, certaines instances indépendantes bénéficient de prérogatives exceptionnelles au point de faire fi de l’autorité de l’Etat et des institutions constitutionnelles, y compris le Parlement, le détenteur du pouvoir initial dans le système politique actuel. Toutes ces pratiques interviennent sous le slogan de l’indépendance. Ainsi, s’applique à nous le dicton populaire «Al azri aqoua min sidou» (le valet est plus fort que son maître). »  http://www.lapresse.tn/component/nationals/?task=article&id=135783

[2] https://majles.marsad.tn/fr/vote/537a2a3012bdaa06992c5abc

[3] Titre II, chap 2, articles 19 à 26 http://ivd.tn/wp-content/uploads/2015/03/Loi2013_53-JT-FR.pdf

[4]  https://nawaat.org/portail/2014/11/11/استقالة-جديدة-من-هيئة-الحقيقة-و-الكرام/