Tunisie : Le baromètre de la justice transitionnelle est né

Tunisie : Le baromètre de la justice transitionnelle est né©Rzouga Khilifi AFP
Scène de rue, Kasserine
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Au mois de novembre 2014, l’idée de fonder un baromètre de la justice transitionnelle tunisienne rapproche trois partenaires : le Centre Kawakibi des Transitions démocratiques basé à Tunis, l’ONG hollandaise Impunity Watch et the University of York, en Grande Bretagne. Ce mécanisme de recherche en sciences humaines, qui a mis en place un programme se poursuivant jusqu'à la fin de l’année 2016, mobilise six chercheurs et focalise toute son attention sur les victimes, leurs besoins, leurs attentes et leur vision de la justice transitionnelle. Il est né pour compenser tout d’abord un constat, l’absence des voix des victimes de la dictature de ce processus né dans le premier pays du « Printemps arabe » au lendemain de la révolution du 14 janvier 2011. L’équipe du baromètre ayant très vite saisi à quel point les associations des victimes voulaient avoir le monopole de la parole victimaire afin de l’instrumentaliser politiquement. Ensuite pour rattraper un déficit : si les rapports sur ce sujet se sont multipliés les trois dernières années, le manque flagrant de recherches scientifiques sur la justice transitionnelle tunisienne a lui persisté.

 

Une approche inspirée des sciences humaines

La première étude du baromètre qui a été entamée en mars 2015 porte sur une thématique transversale : « La participation des victimes dans le processus de justice transitionnelle ».

Wahid Ferchichi, expert auprès de l’Institut arabe des droits de l’homme et du Centre international de la justice transitionnelle, dirige l’équipe de recherche. Il est professeur en droit public mais assure être très porté sur l’approche anthropologique : « Le débat sur la justice transitionnelle en Tunisie a été dominé par les juristes. Un point de vue cartésien, qui peut réduire l’aspect humain de cette expérience et occulter les dimensions économiques, sociologiques et psychologiques du processus. Voilà pourquoi nous avons choisi de travailler au sein d’une équipe pluridisciplinaire constituée de sociologues, de psycho-sociologues et d’anthropologues tunisiens, hollandais et anglais, qui a opté pour une méthodologie inspirée des sciences humaines basée sur les entretiens, les focus groupes et le terrain », explique Wahid Ferchichi.

Deux régions ont été ciblées, le nord-est (Tunis, Bizerte et Nabeul) et le centre-ouest (Sidi Bouzid et Kasserine), où 87 victimes- essentiellement des femmes, des survivants de la torture et des proches des victimes- ont été interviewées. Des rencontres ont été également programmées avec des associations des victimes, des activistes en matière de justice transitionnelle, des représentants de l’Instance Vérité et Dignité (IVD) ainsi que de l’ancien ministère des Droits de l’Homme et de la Justice Transitionnelle (2011-2013).

 

« Les vraies victimes sont nos bourreaux ! »

Au bout de quatre mois d’entretiens, des dizaines d’heures d’enregistrement sont recueillies où une grande partie des victimes exprime son désenchantement : « Nombreux sont ceux qui n’ont plus confiance dans le processus. Ils ont énormément d’attentes et semblent déçus par tous les programmes d’indemnisation et les diverses administrations aux quelles ils se sont adressés. Beaucoup de victimes n’ont pas déposé de plaintes auprès de l’IVD et ne comptent pas le faire », affirme Wahid Ferchichi.

A Kasserine, l’équipe du baromètre a pu rencontrer d’anciens prisonniers politiques islamistes qui ont été incarcérés pendant vingt ans. Leur vécu est pourtant fait de misère, de précarité et d’exclusion. Certes les attentes de cette catégorie de victimes est l’amélioration de ses conditions matérielles. Mais sa demande du dévoilement de la vérité se fait également pressante.

« Nous avons été surpris et touchés par la profondeur des victimes et leur tolérance. Certains nous ont assurés que les vraies victimes étaient les bourreaux ! », ajoute le directeur de l’équipe du baromètre.

Les résultats de l’étude sur « La participation des victimes dans le processus de justice transitionnelle » seront rendus publics, lors d’un séminaire international qui sera organisé à Tunis le mois de septembre prochain.

Le baromètre a déjà arrêté une autre thématique de recherche qu’il vient d’entamer : « La zone victime ». Deux villages frontaliers, vivant de contrebande et d’immigration clandestine, l’un au sud-est et l’autre au nord-ouest de la Tunisie ont été identifiés. Ils serviront de terrain d’observation et de prospection pour la même équipe de chercheurs qui partageront pendant trois mois le quotidien de leurs habitants.