Tunisie : Le traitement de la corruption reste en deçà des attentes

Tunisie : Le traitement de la corruption reste en deçà des attentes©SOFIENNE HAMDAOUI / AFP
Manifestation contre un projet de loi sur l'amnistie pour les infractions de corruption à Tunis le 12 septembre 2015
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La justice transitionnelle en Tunisie a cette spécificité d’inclure les atteintes aux droits économiques, mais aussi la corruption financière parmi les violations couvertes par le mandat de l’Instance Vérité et Dignité (IVD). Ce choix du législateur fait écho tant à une demande exprimée par les slogans des populations durant la révolution qu’aux revendications de la société civile le long des consultations nationales sur la justice transitionnelle qui se sont déroulées en 2012. Cette attente semble d’ailleurs toujours présente auprès des populations tunisiennes. Chose que démontrent les résultats d’une étude de perception sur la justice transitionnelle publiée en juin 2015 où près de 97% des Tunisiens considèrent que la lutte contre la corruption doit incarner l’un des objectifs prioritaires des réformes institutionnelles prévues dans le cadre du processus de la JT.

Que sont nos biens devenus ?

Or voilà que le 14 juillet dernier, le projet de loi du Président Béji Caied Essebsi relatif à la « Réconciliation économique et financière » cherche à extirper la corruption de la justice transitionnelle en retirant la compétence d’arbitrage dans les crimes économiques à la commission vérité. La polémique autour de l’initiative de BCE s’étant tassée ces dernières semaines, le Centre International pour la Justice Transitionnelle (ICTJ), le Programme des Nations Unies pour le Développement (PNUD) et le Haut-Commissariat des NU aux Droits de l'Homme en ont profité pour organiser récemment à Tunis un atelier d’échange avec les associations de la société civile sur le traitement des dossiers de la corruption dans le cadre de la JT.

En fait, le projet présidentiel s’est immiscé dans une brèche : depuis la révolution de janvier 2011, les crimes de corruption commis du temps de Ben Ali, essentiellement par l’ex chef d’Etat, aujourd’hui en fuite en Arabie Saoudite, par ses proches et son premier cercle d’influence, n’ont pas été traités à la mesure de leur gravité.

L’une des raisons de cette défaillance réside dans la multiplicité des acteurs censés trancher dans ces affaires.

Multiplicité des acteurs, lenteurs et opacité des résultats

Il y eut au départ la « Commission d’enquête sur les affaires de malversations et de corruption ». Dirigée par le doyen feu Abdelfettah Amor, cette instance, installée juste après le 14 janvier, a clôt ses travaux en novembre 2011 en présentant un dossier fouillé, en traitant 5.000 dossiers et en transmettant au pôle judiciaire et financier 320 autres. Pour beaucoup d’observateurs du processus de traitement de la corruption, le travail de cette commission est le plus sérieux et le plus abouti.

Parallèlement, on a assisté à la création, en fonction d’un décret-loi du mois de mars 2011, de la Commission de confiscation des biens mal acquis de l’ex-président de la République, de 110 membres de sa famille et de « toute autre personne dont il est prouvé l’obtention de biens meubles ou immeubles ou droits par l’effet de ses relations avec les dites personnes ». Le 8 juin 2015, le Tribunal administratif émettait une décision surprenante : annulation du décret-loi et des poursuites contre Ben Ali et ses proches !

A la Banque centrale de Tunisie, fut mis en place au printemps 2011, d’une manière quasi informelle, le « Comité national de recouvrement des biens mal acquis existant à l’étranger ». Puis fut crée en novembre 2011 « l’Instance nationale de lutte contre la corruption », puis le « Pôle judiciaire et financier » (août 2011), puis le « Conseil supérieur de lutte contre la corruption et le recouvrement des avoirs et des biens de l’Etat » (août 2012), puis l’Instance Vérité et Dignité (juin 2014). Le projet de BCE propose lui la mise en place d’une commission de réconciliation placée sous l’égide de la présidence du gouvernement. Il abroge toutes les dispositions sur la corruption et le détournement de deniers publics de la loi sur la JT et habille de confidentialité les informations obtenues par la commission.

Pour les experts du PNUD, les acteurs chargés des dossiers de la corruption n’ont pas su coordonner entre eux, ni atteindre des résultats concrets, ni satisfaisants.

« Nous n’avons aucune donnée aujourd’hui sur le processus de récupération des biens de Ben Ali, ni sur l’argent de la famille présidentielle placé dans les banques étrangères, ni sur l’état d’avancement des dossiers de la commission Amor », s’est plaint Kamel Gharbi, président du Réseau tunisien pour la justice transitionnelle.

La justice n’a pas été réformée

« Au lieu de démultiplier les mécanismes et les acteurs, il aurait fallu renforcer la commission vérité. Son rôle consistant également, à côté de l’arbitrage, à démanteler la machine de la corruption au temps de l’ancien régime et à proposer des mesures de filtrage. Afin de garantir la non répétition », a affirmé une avocate.

« Comment traiter ces dossiers d’une manière transparente alors que la justice n’a pas été réformée et que des lobbys proches de l’ancien président continuent à intervenir pour bloquer l’avancement des dossiers de la corruption. Y a-t-il une volonté politique pour finir avec ce fléau  », s’est interrogé Ahmed Alaoui, un chercheur qui travaille sur la justice transitionnelle.

Les associations de la société civile tunisienne semblent conscientes du rôle qu’elles sont appelées à jouer après la fin des travaux de l’Instance Vérité et Dignité. De leur vigilance, dépendra quelque part l’opérationnalisation des recommandations de la commission vérité.

Ruben Carranza, expert de l’ICTJ dans la lutte contre la corruption a averti les associations tunisiennes : « Le combat contre les mécanismes de la corruption installés dans un régime autoritaire est très long. Il se poursuit en Argentine depuis quarante ans et en Philippines depuis plus de vingt ans. Sa réussite dépend des rapports de force politiques du moment, mais aussi de l’expertise des défenseurs de ces dossiers et de la coopération entre les sociétés civiles ici et ailleurs, en Suisse en particulier où beaucoup d’avoirs mal acquis gisent dans les banques. Dans plusieurs pays, qui ont connu des transitions, il a fallu, après la clôture des travaux des commissions vérité, créer des agences gouvernementales pour travailler sur la reconquête des biens des dictateurs ».  

Le 9 décembre prochain, à l’occasion de la Journée internationale de la lutte contre la corruption, une conférence du PNUD sera organisée à Tunis sur le thème : « Etat des lieux et perspectives de la prévention et de la lutte contre la corruption : Bilan 2015 ». Le panel, qui associera l’Instance Vérité et Dignité, sera dédié au traitement de la corruption dans le processus de justice transitionnelle et à la stratégie de la commission vérité à ce propos. La société civile pourra alors s’impliquer encore plus dans la réflexion sur un phénomène, qui à force d’impunité, a augmenté, selon Transparency International de 25% en Tunisie depuis la révolution !