Tunisie : retour sur le rôle de l'armée en janvier 2011

Tunisie : retour sur le rôle de l'armée en janvier 2011©Wassim Ben Rhouma
Armée à Tunis en janvier 2011
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Cinq ans après le 14 janvier 2011, beaucoup de questions soulevées à la suite du règne de nuits sanglantes les 15, 16 et 17 janvier n’ont pas été totalement résolues. Ben Ali, le dictateur déchu, était pourtant déjà parti en Arabie Saoudite. Etat des lieux, provisoire, d’une situation de panique révélant la part d’inattendu que recèlent les révolutions.

Prise dans le tourbillon de l’actualité politique brûlante, saccadée, trop dense, la société civile tunisienne a peut-être oublié de réclamer le droit d’accès à des vérités sur plusieurs intrigues de la révolution repliées dans un lourd silence officiel. Des vérités que les longs procès des hauts cadres sécuritaires en fonction au ministère de l’Intérieur, au moment du soulèvement populaire, n’ont réussi qu’a renvoyer aux calendes grecques.

 

L’armée a tiré : vrai ou faux ? Vrai !

Ce sont les chiffres qui l’attestent !

Dans leur livre sur les évènements du 14 janvier intitulé « L’Enquête » (Apollonia Editions, avril 2013), l’éditeur-journaliste, Abdelaziz Belkhodja et Tarak Cheikh Rouhou, jeune informaticien féru de renseignement, ont poursuivi, une année durant, le travail de la Commission nationale d’investigation sur les abus enregistrés au cours de la période allant du 17 décembre 2010 au mois de février 2011. Leurs recherches démontrent, que l’armée a été chargée à partir du 7 janvier 2011 jusqu'à l’installation du couvre feu, cinq jours plus tard, uniquement de la sécurisation des institutions de souveraineté nationale. Une mission qui attire la sympathie et la bienveillance de la population dont la haine contre les forces de la police est allée crescendo depuis le déclenchement de la colère populaire, à la suite de l’immolation par le feu du jeune vendeur ambulant Mohamed Bouazizi, le 17 décembre 2010.

Or la situation change après le 14 janvier et le départ de l’ex président en Arabie Saoudite. Dès lors, l’armée n’est plus pacifique ! Le 15 janvier, on compte, d’après l’enquête des deux auteurs, 34 morts par balles, dont 20 tués par l’armée, 8 par la police et 6 par des inconnus. Le lendemain, toujours selon l’enquête des deux auteurs, sur les 18 personnes décédées, 10 ont été abattues par l’armée. Le 17, le bilan est aussi lourd : 8 morts dont 6 dûs à la responsabilité de l’armée…

Les soldats ont tiré lors du couvre-feu. Avec une arme de destruction massive, une arme de guerre, les Styer : « Et même si parfois, les soldats ont visé les jambes, les balles des Styer tuent en ricochant », soutient Tarak Cheikh Rouhou. Certains officiers inexpérimentés, des élèves de l’Académie militaire appelés en renfort pendant l’état d’urgence ont eux tiré à coups de rafales entières, trop vite. Par peur probablement...

Dans le livre du journaliste Pierre Puchot, « La révolution confisquée » ( Actes Sud, Avril 2012), Hela Ammar, juriste et membre de la Commission d’investigation sur les abus…témoigne : «…Il est clair que les soldats, peu habitués à faire respecter l’ordre public, ont commis de nombreuses erreurs tragiques pendant la période de couvre-feu…Mais personne ne souhaite cependant communiquer sur ces évènements de peur, nous répond-on au sein de l’armée comme au ministère de l’Intérieur, que la fureur de la population fasse basculer le pays dans le chaos ».

Le mythe de l’armée républicaine a pendant la révolution formé un liant très fort pour la population. L’ébrécher revient surtout à ébranler un équilibre si fragile en ces temps tumultueux de « déflagration tunisienne », selon l’expression de l’historienne Kmar Bendana.

« Les snipers ? ». Plutôt faux !

Cette demi-réponse formulée par Beji Caid Essebssi, l’actuel président de la République, alors qu’il était encore premier ministre de la première période transitoire en 2011, ressemble à une manière de clore une fois pour toute la polémique autour d’une des zones d’ombre de la révolution. La déclaration a été accueillie à l’époque avec scepticisme, notamment de la part des médias. Beaucoup d’encre avait déjà coulé sur ce corps d’élite professionnel du tir ciblé, des unités très spéciales, qui existent réellement au sein de l’armée, de la Brigade anti terroriste (BAT), de la Garde présidentielle et de la Garde nationale.

Les hypothèses les plus fantaisistes ont circulés sur ces tireurs d’exception, dont le nombre est en réalité très réduit, qui auraient été envoyés par les autorités pour mater le soulèvement populaire. A Kasserine, des témoins ont assuré avoir vu une femme sniper aussi belle qu’une sirène, parcourant les toits de la ville. D‘autres ont indiqué avoir entendu les snipers parler hébreu. Un des membres de la Commission chargée d’investiguer sur les dépassements et les violations, qui a auditionné des centaines de blessés, assure avoir recueilli trop peu de témoignages crédibles sur ce sujet.

Paradoxalement, c’est la psychose nommée snipers ajoutée à un manque flagrant de coordination entre les diverses forces de sécurité qui a beaucoup plus tué, que les tireurs d’élite eux-mêmes. Plusieurs batailles rangées entre militaires et unités d’interventions ont éclaté sur les toits des bâtiments de la ville de Tunis, chacun croyant que l’autre fait partie de ces soldats de la terreur.

Psychologue et commissaire de police supérieur, Yousri Daly, était chargé jusqu’au 14 janvier 2011 du recrutement et de la formation continue des officiers, des agents et des…snipers de la garde présidentielle. Il avance une hypothèse et distingue entre trois périodes : « Les 7 et 8 janvier 2011, les spécialistes du tir ciblé appartenant aux forces de l’ordre ont tiré avec des fusils 7, 62, connus pour être utilisés par les snipers, à partir du toit de leurs postes soit pour terroriser les manifestants, ou pour défendre leurs territoires. A Tala et à Kasserine, ils ont été confondus avec des snipers. Autour du 14 janvier, des témoins ont vu des hommes, munis de fusils de sniping, arborant des tenues civiles. Ces effectifs éjectés de l’armée ou des forces de la sécurité intérieure, pour un motif ou un autre seraient à notre avis des milices, constituées dans la hâte pour porter secours au régime agonisant de Ben Ali. Après le 14 janvier, il me semble que plusieurs bavures ont été commises au niveau de l’armée. Pour ceux qui ont manipulé l’opinion publique en ces jours suivant le départ de l’ex président, semant la panique dans les rangs de la population, les snipers ont représenté une diversion qui tombe à pic ».

Les hommes de la garde présidentielle ont-ils comploté en faveur du retour de Ben Ali ? Faux !

Dès le soir du 14 janvier, des communiqués officiels provenant du ministère de la Défense accusent la garde présidentielle, formée de 2 500 hommes, et particulièrement son directeur, le puissant général Ali Seriati, prétendu en fuite vers le sud du pays, de chercher à terroriser la population.

En réalité, Ali Seriati a été arrêté, sur les ordres de Ridha Grira, ministre de la Défense nationale à 18h 17 le soir du 14 janvier, au salon d’honneur de l’aéroport officiel de l’Aouina. Il venait de raccompagner Ben Ali et sa famille vers leur avion en partance pour l’Arabie Saoudite et attendait tranquillement, selon les instructions son patron, Ghazoua Ben Ali, la fille de l’ex président et son mari Slim Zarrouk dont il devait assurer le départ vers l’ile de Djerba. Le chaos annoncé et avéré les nuits suivant la fuite de Ben Ali cherchait-il à faire regretter aux Tunisiens leur soulèvement contre le régime et pousser au retour de l’ex chef d’Etat en sauveur de la patrie perdue ? Etait-il motivé par la convoitise du pouvoir de la part de hauts responsables sécuritaires ?

Kmar Bendana tente d’expliquer cette situation où l’Histoire s’accélère : « Il y a eu, à mon avis, plusieurs prétendants au coup d’Etat, y compris de la part de personnes que Ben Ali a appelé à la rescousse avant le 14 janvier- la situation du vide annoncé du pouvoir s’y prêtait-. Ces scénarios se sont croisés sur fond de crise sociale, mais ils se sont au final télescopés et annihilés les uns les autres.

Elle ajoute : «  Il faudra beaucoup de temps pour rendre compte de la complexité de l’événement et tirer au clair les différentes logiques ayant marqué ces journée du mois de janvier 2011 où le désordre a régné, un élément qui caractérise d’ailleurs les révolutions ». En principe, la vérité sur ces événements et sur la chaine de responsabilités concernant l'ordre de tirer sur les manifestants pacifistes pendant cette période devrait être présentée par l'Instance Vérité et Dignité dans son rapport final, ce qui devrait éclairer une partie de l'histoire encore obscure de la Tunisie.