Mali/Justice transitionnelle : le défi d'assurer protection et réparation aux victimes

Mali/Justice transitionnelle : le défi d'assurer protection et réparation aux victimes©Katarina Hoije / IRIN
Combattants MNLA patrouillant dans la localité de Djebok tombée en mai 2014
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 Les victimes se trouvent au centre du processus de justice transitionnelle au Mali chargé de faire la lumière sur les graves violations des droits de l'Homme commises depuis l'indépendance en 1963, notamment lors des nombreuses rébellions dans le nord du pays. Dans une interview avec JusticeInfo.Net, le président de l'Association malienne des défenseurs des droits de l'Homme (AMDH),  Moctar Mariko, insiste sur la nécessité de garantir une protection aux victimes et leur accorder une réparation. 

Justiceinfo.Net : Que pensez-vous du travail que vient de commencer la Commission vérité, justice et réconciliation (CVJR) ? 

Me Moctar Mariko : L'AMDH a eu quelques rencontres avec le président de la CVJR, Ousmane Oumarou Sidibé. Nous sommes en phase avec cette structure phare de la justice transitionnelle au Mali, qui va travailler sur les crimes et violations graves des droits humains au Mali de 1963 à 2013. Il faut préciser qu'au départ, nous avons eu quelques appréhensions sur son travail. Mais, avec le rapprochement de l'AMDH, de la FIDH (Fédération internationale des ligues des droits de l'Homme) et de la CVJR, nous avons eu beaucoup de séances de travail ensemble sur la collaboration, sur la documentation pour voir comment les enquêtes vont être menées. Nous collaborons étroitement et sommes vigilants sur l'évolution du processus. 

Justiceinfo.net : Quelles sont ces appréhensions que vous avez eues au départ? 

MM : Nous disons qu'il ne faut pas qu'il y ait de présumés bourreaux dans cette Commission. Parce que ce sera compliqué, voire impossible pour les victimes de venir devant elle pour témoigner, pour décrire les atrocités qu'elles ont vécues. Il faut être extrêmement prudent dans les investigations et les enquêtes à faire. Il faut qu'on rassure les victimes, qu'on les protège, qu'on les encourage.

Les propos mêmes du président de la CVJR nous rassurent mais des victimes viennent à l'AMDH pour exprimer des inquiétudes, disant qu'elles ont entendu tel et tel nom parmi les membres de la CVJR. Et que ces personnes auraient participé ou cautionné la perpétration de crimes. Nous avons attiré l'attention du président de la CVJR pour dire que si jamais il y a des bourreaux dans la Commission, les victimes ne viendront jamais pour témoigner  et il nous sera difficile d'aller à la réconciliation. 

JusticeInfo.Net : Qu'entendez-vous par « présumés bourreaux au sein de la Commission » ? 

MM : Ce sont des représentants, des proches ou complices des groupes armés qui seraient membres effectifs de la CVJR. Ce sont des victimes qui s'en plaignent souvent… 

Justiceinfo.Net : Et quelle sera la contribution de l'AMDH dans le processus de réconciliation au Mali ? 

MM : A l'AMDH, nous mettons un accent essentiel sur le droit d'ester en justice. Nous disons aussi qu'il peut arriver que les victimes ne reconnaissent pas leurs bourreaux alors qu'elles connaissent généralement les groupes qui ont opéré dans leurs localités au moment où ces actes criminels se commettaient. C'est dans ce sens que l'AMDH a constitué de la documentation pour faciliter le processus d'identification des victimes et des auteurs ou leurs groupes opérationnels. Nous avons fait de la documentation sur les cas de violations des droits humains par l'un ou l'autre des groupes armés.

Nous encourageons et facilitons le libre accès à la justice et la possibilité pour les victimes de discuter des réparations. Par exemple, le fait de baptiser une rue de Bamako du nom d'une victime ou d'un groupe de victimes ou de leur parent. Cela peut aider les gens à vider leur rancœur. Une femme violée peut par exemple souhaiter quitter sa région d'origine et être installée ailleurs avec l'aide de l'Etat, etc.

Nous disons que la lutte contre l'impunité passe nécessairement et prioritairement par l'accès des victimes à la justice. L'on doit leur permettre d'acter devant le juge contre l'auteur présumé.

En outre, il faut permettre à toutes les victimes d'engager des actions en justice si elles le veulent. A ce niveau, il faut faire attention à l'influence des chefs traditionnels, des religieux qui peuvent empêcher les gens de se référer à la justice… Ces acteurs sont très influents dans notre société et peuvent dissuader les victimes en leur prêchant une certaine fatalité, ce qui ne facilite pas la réconciliation. 

Justiceinfo.Net : Pensez-vous que la CVJR va être indépendante ? 

MM : Le président est une personnalité compétente, un professeur de Droit, mais c'est un fonctionnaire de l'Etat. Les autres commissaires sont des combattants des groupes armés ou sont au moins très proches de ces groupes. Leur travail va être très difficile parce que le fonctionnaire doit obéissance à sa hiérarchie alors que les combattants et les militaires maliens ont été impliqués dans ces violations des droits de l'Homme. Mais ce sont des hommes et des femmes, qui peuvent, s'ils le veulent, être indépendants dans leur travail malgré ces contraintes. 

Justiceinfo.Net : Que pensez-vous de l'évolution des dossiers en cours relatifs aux événements récents ? 

MM : Par rapport aux procédures judiciaires relatives aux violations des droits humains liées à la crise politico-sécuritaire que le Mali a connue en 2012 et 2013, nous (je veux dire les organisations de défense des droits de l'homme), nous nous battons pour leur aboutissement.

Concernant  les dossiers du Sud, il y a l'affaire dite du charnier de Diago, près  de Kati, dans la périphérie de Bamako, où les corps de 21 soldats bérets rouges (de la garde présidentielle d'Amadou Toumani Touré renversé par le coup d'Etat de mars 2012, ndlr) ont été découverts dans une fosse commune. Ce dossier a été clôturé par le juge d'instruction et transmis à la Chambre d'accusation de la Cour d'Appel de Bamako, qui a rendu un arrêt  le 22 décembre 2015 et qui a renvoyé le Général Amadou Haya Sanogo et tous les autres acteurs ou complices présumés de cet assassinat. Il ne reste qu'au Parquet de donner une date pour l'audience.

Ensuite, à propos de l'affaire du Colonel Youssouf Traoré, dont le corps a été découvert dans un puits, dans une concession à Kati, ce dossier est toujours en cours d'instruction devant le cabinet du juge Yaya Karembé, en Commune III du district de Bamako.  Il reste à être clôturé et renvoyé devant la Cour d'assises… 

JusticeInfo.Net : Et les dossiers relatifs aux crimes dans le Nord ? 

MM : En ce qui concerne les dossiers du Nord, à cause des libérations politiques, ces dossiers-là n'évoluent pas tellement. Vous savez, avec l'accord de Ouagadougou et l'inscription dans ce document des mesures de confiance, il y a beaucoup de présumés auteurs de graves  violations des droits de l'homme commises au Nord qui ont été libérés. Nous avons dénoncé cela en son temps en qualifiant cela d'intrusion du politique dans le judiciaire et que cela portait atteinte à l'indépendance des magistrats. Donc, ces dossiers évoluent timidement.

En revanche, il y a deux autres dossiers pendants toujours au tribunal de la commune III, concernant diverses violences sexuelles contre 80 femmes. Ces dossiers évoluent, le juge ayant entendu beaucoup de victimes.

L'autre affaire concerne des crimes à Tombouctou, avec 33 victimes. L'affaire était en train de bien évoluer mais les juges qui étaient sur le dossier  viennent d'être mutés. Ils ont, soit carrément quitté Bamako ou sont appelés à d'autres fonctions dans le domaine judiciaire. Ce qui est un coup de frein. Parce que les nouveaux juges, qui arrivent pour prendre le train en marche, ne sont pas souvent assez diligents ou ils vont devoir reprendre la procédure à zéro.