Burundi : « Le contexte actuel n'est pas favorable au travail de la Commission Vérité », selon l'ex-président Ntibantunganya

Burundi : « Le contexte actuel n'est pas favorable au travail de la Commission Vérité », selon l'ex-président Ntibantunganya©Photo site http://www.ntiba.com/
Sylvestre Ntibantunganya
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Lancée en mars par le président Pierre Nkurunziza, la Commission Vérité et Réconciliation du Burundi est en quête de 34 millions de dollars pour ses activités. Mais pour l'ancien président Sylvestre Ntibantunganya, aujourd'hui sénateur de droit, la priorité en ce moment n'est pas de financer une commission à la compétence et à la composition controversées. Dans un entretien avec JusticeInfo, il estime que « le contexte politique et sécuritaire actuel n'est pas favorable au travail de la Commission ». Les exactions se poursuivent au Burundi où un général tutsi a été assassiné lundi 25 avril quelques heures avant l’annonce par la procureure de la Cour pénale internationale (CPI) d’un examen préliminaire sur la situation dans le pays. Pour Ntibantunganya, qui a échappé au coup d'Etat d'octobre 1993 dans lequel fut tué Melchior Ndadaye, le premier président démocratiquement élu du Burundi, il est par ailleurs « choquant que certaines des victimes des années sombres de l'histoire de notre pays tentent de légitimer les crimes qu'ils commettent aujourd'hui en se couvrant des souffrances qui les ont frappés hier ».

 

JusticeInfo : La Vérité est un mot très usité aujourd'hui. Mais quelle est la vérité dont les Burundais ont besoin ?

 

Nous devons reconnaître l'urgente nécessité pour le peuple burundais de connaître la vérité sur les épisodes extrêmement douloureux de son histoire. Cette nécessité se révèle aujourd'hui à travers les manipulations et autres sensations qui s'expriment quand les années 1965, 1972, 1988, 1993 sont évoquées. Mais l'important n'est pas de connaître uniquement qui est responsable de quoi ou qui a été victime de quoi. La vérité recherchée et tant attendue doit viser à « libérer » l'ensemble du peuple burundais, y compris et surtout les bourreaux et les victimes. C'est  pourquoi il ne faut pas que la recherche de cette vérité souffre d'une manipulation quelconque à des fins uniquement politiciennes. Malheureusement, c'est ce qui est  redouté aujourd'hui, au vu de la crise que le pays traverse depuis une année. Déjà la mise en place des membres de la Commission Vérité-Réconciliation s'est faite dans des conditions douteuses, peu rassurantes quand on sait comment le pouvoir l'a voulue subordonnée à lui.

 

JusticeInfo : La composition de la Commission Vérité et Réconciliation ne rassure donc pas l'ensemble des Burundais ?

 Tout en reconnaissant les qualités de certains de ses membres, il y a dans cette Commission des individus qui sont soupçonnés de n'être là que grâce à leurs accointances avec les tenants du pouvoir en place ou des partis qui leur sont subordonnés. Ce débat vient d'être d'ailleurs relancé par l'éloignement, par sa Communauté (les Jésuites),  du Père Yamuremye Désiré jusque- là porte-parole de la Commission. (NDLR: accusé d'être trop proche du parti au pouvoir, le Père Jésuite n'est plus porte-parole de la Commission et résiderait désormais au Kenya). On sait aussi que les députés de l'UPRONA (ndlr : un parti de l'opposition) n'ont pas soutenu leur nomination.  D'autre part, la crise actuelle n'est pas en faveur d'une démarche productive de la vérité attendue quand on sait qu'il y a des acteurs politiques, moraux, sociaux et civils que cette Commission ne pourra pas atteindre aisément, quand on sait  qu'au moins 2,5% de la population burundaise sont aujourd'hui réfugiés dans des pays voisins… Cette situation n'est pas favorable à l'éclosion d'une vérité totale et libératrice. En conséquence, avant que les financements nécessaires soient mobilisés, il faut d'abord mettre fin à la crise actuelle et évaluer la commission en place.

 

JusticeInfo : Lors de la table ronde avec les bailleurs de fonds, certains diplomates ont exigé des garanties de protection pour les témoins…

Voilà pourquoi il faut une évaluation à mi-parcours (deux ans sur les quatre qui lui ont été donnés) de cette Commission dans sa composition comme dans son action. Même si ces mécanismes de protection étaient en place, il n'y a aucune assurance que la vérité serait livrée, surtout  par des personnes qui croiraient avoir face à elles des individus œuvrant au nom et à la faveur des adversaires politiques. En fait, la première garantie de la protection des témoins est la neutralité effective des membres de la Commission. D'autre part, la protection des témoins exige que la confiance soit une réalité entre les différents acteurs. Ce qui n'est pas le cas aujourd'hui. Encore une fois, je trouve que le travail de la Commission pourra mieux être organisé et se dérouler après un accord politique sur la fin de la crise qui secoue le Burundi depuis une année.  Le contexte politique et sécuritaire actuel n'est pas favorable au travail de la Commission Vérité-Réconciliation. Tout le monde, et surtout au niveau des membres de cette Commission,  doit s'en rendre compte.

 

JusticeInfo : Certains Burundais affirment qu'il s'agit justement d'une façon de couvrir les crimes commis sous l'actuel parti au pouvoir...

Ces inquiétudes existent et ont des fondements quand on connaît la stratégie politique de ceux qui contrôlent le pouvoir. Les communiqués qui ont été rendus publics par le parti CNDD-FDD au cours de ces derniers mois sont,  sous cet aspect,  très symptomatiques. Si on veut une paix et une réconciliation nationale suffisamment ancrées, il est évident que l'on doit absolument lutter contre l'impunité des crimes commis entre 2008 (fin de la période couverte par la Commission Vérité-Réconciliation) et aujourd'hui.

 

JusticeInfo : Avez-vous un message particulier à adresser à la classe politique burundaise ?

Le leadership burundais doit faire preuve de sagesse et de discernement. Des efforts doivent être faits pour éviter des manipulations stérilisantes et paralysantes et se protéger de privatisations outrancières des souffrances causées par les épisodes douloureux de l'histoire de notre pays. Il est choquant que certaines des victimes des années sombres de l'histoire de notre pays tentent de légitimer les crimes qu'ils commettent aujourd'hui en se couvrant des souffrances qui les ont frappés hier. Les souffrances des années passées ne peuvent en aucun cas constituer un sauf-conduit pour expliquer et légitimer les écarts inacceptables qu'on  remarque depuis plusieurs mois de la part de certains responsables et/ou serviteurs de l'État.