Tunisie : l’Instance Vérité et Dignité espère terminer ses travaux dans les délais

Tunisie : l’Instance Vérité et Dignité espère terminer ses travaux dans les délais©FIDH/Flickr
Sihem Bensedrine lors d'un séminaire sur la transition démocratique en mars 2011 à Tunis
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Grace à l’appui de la société civile, mais aussi de certaines institutions étatiques, l’organe chargé de la justice transitionnelle en Tunisie, l’Instance Vérité et Dignité (IVD), espère achever son mandat dans les délais impartis, selon sa présidente Sihem Bensedrine. Pourtant, d’aucuns craignent que le très controversé projet de loi sur la réconciliation économique ne retarde les travaux de l’IVD créée en décembre 2013 pour un mandat de quatre ans. A l'occasion du lancement du Master de Justice transitionnelle à l'Académie de droit international humanitaire et de droits humains à Genève, la présidente de l'IVD est intervenue et nous a accordé un interview après. Pour elle, un processus de justice transitionnelle qui s’éternise est un échec.

 

L’IVD est-elle réellement affaiblie par ce projet de loi ?

La loi a très peu de chances d’être adoptée, c’est une mauvaise loi. Le mandat actuel de l’IVD est intouché. Il couvre l’établissement de la vérité, la réhabilitation des victimes, la sauvegarde de la mémoire, la réforme des institutions et l’arbitrage. Cela fait deux ans que nous travaillons à le développer, ce travail s’enracine, il est solide et stable. L’IVD a enregistré 65000 plaintes, soit le double de ce qu’elle attendait. Les plaintes ne touchent pas seulement des individus mais aussi des régions, des syndicats, des minorités, des associations, etc. Nous avons pu percevoir un consensus de la société tunisienne autour de la justice transitionnelle et de l’établissement de la vérité afin de pouvoir tourner la page. La qualité et la quantité de ces plaintes témoignent de ce consensus. Certaines personnes devant rendre des comptes essaient de résister en faisant du lobbying et des pressions pour refuser la redevabilité, c’est pourquoi ce projet de loi est apparu afin de soustraire du mandat de l’IVD les questions liées à la corruption. Mais, la loi sur la justice transitionnelle a créé un système incitatif qui permet aux individus de venir déclarer directement à l’IVD les violations commises en vue de demander pardon et de remettre l’argent pour alimenter le fonds pour la dignité. Cela permet en plus de suspendre toute procédure judiciaire à leur encontre. Ce système permet une réelle transparence. Ce n’est pas seulement un acte d’arbitrage mais aussi un moyen de comprendre les causes de la corruption, le but n’est pas d’attraper un coupable, plutôt la machine coupable.  A l’inverse du projet de loi qui prévoit une procédure devant une commission non indépendante aux ordres de l’exécutif, sans aucun aspect de redevabilité, et sans publicité. La société civile s’est donc élevée contre ce processus.

Des personnes se sont-elles déjà présentées devant l’IVD pour faire part de leur rôle dans la corruption ?

Oui, nous avons déjà eu une dizaine de personnalités provenant de l’entourage de Ben Ali qui se sont présentées spontanément à l’IVD en vue d’un arbitrage. Par ailleurs, le chef du contentieux de l’Etat a aussi déposé 85 plaintes au nom de l’Etat pour corruption à la mi-juin. Cela prouve que nous avons l’autorité suffisante pour demander des comptes.

Le mandat de l’IVD est de quatre ans, pensez-vous être à même de mener à bien votre mission ?

Le mandat est de quatre ans renouvelable un an, mais nous ne souhaitons pas le renouveler. Deux ans se sont déjà écoulés, il nous reste donc deux ans pour finir. La justice transitionnelle ne peut pas être éternelle par définition. Si elle s’éternise c’est qu’elle est en échec. Le plus tôt nous allons finir, le mieux ce sera. C’est vrai que ce mandat est extrêmement large, mais nous nous sommes donné les moyens pour confronter les défis. Depuis 2016, nous disposons d’un budget bien plus conséquent pour accomplir nos tâches. Nous avons 520 fonctionnaires avec des juges, des avocats, et nous allons pouvoir mener des auditions très bientôt. Par ailleurs, nous avons fait un partenariat stratégique avec la société civile qui relaie notre travail de sensibilisation. La société civile remplit les fiches de personnes en situation d’urgence, ce qui facilite notre tâche. Nous avons un congrès au mois de novembre, et ce partenariat sera renforcé. Nous bénéficions d’un appui large au sein de la société, la réussite de l’IVD est pour nous tous une garantie pour une transition bien négociée vers un Etat de droit.

Quelle est la place de la justice pénale dans ce processus ?

Des chambres spécialisées sont en cours de création, mais ne fonctionnent pas encore. Des juges sont formés à la justice transitionnelle à cet effet. Ils doivent abandonner des principes tels que l’autorité de la chose jugée ou encore la prescription. En effet, certains dossiers datant de trente ans vont être rouverts pour l’essentiel en vue d’un arbitrage. Il restera cependant une portion infime de ces dossiers qui sera transférée aux juridictions spécialisées pour des violations graves de droits humains.

En tant que victime du régime de Ben Ali, pensez-vous être en mesure de mener ce travail de réconciliation à travers l’IVD ?

Le point de départ du processus n’est pas la réconciliation, c’est d’abord la révélation de la vérité, la réforme institutionnelle et le devoir de mémoire. Au terme de tout cela, il se produit une réconciliation entre l’Etat et les citoyens. Nous ne connaissons que les violations commises par l’Etat, et notre mission est de rétablir cette confiance en l’Etat, sans forcément identifier les culpabilités individuelles. On se concentre sur les crimes de système afin de le réformer, ce qui permet d’éviter la répétition. Le fait de porter ce travail est pour moi un honneur, et ensuite c’est réhabilitant car ça me restitue ma dignité. Je participe à ce que la Tunisie puisse établir un Etat de droit, protéger ses citoyens et instaurer une justice sereine. Ce travail est gratifiant en soi.