Le Professeur Wahid Ferchichi : « En Tunisie, nous perdons nos rêves de justice »

Le Professeur Wahid Ferchichi : « En Tunisie, nous perdons nos rêves de justice »©DR
Wahid Ferchichi
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Wahid Ferchichi est Professeur de droit public, expert dans les problématiques de justice transitionnelle et chercheur au Centre Kawakibi pour les transitions démocratiques un organisme indépendant de recherche sur les transformations qui agitent la Tunisie depuis les bouleversements politiques de janvier 2011. Il a été parmi les premiers, après la chute du système Ben Ali, à revendiquer que justice transitionnelle soit faite en Tunisie. Trois ans après la mise en place d’une loi organique relative à la JT et presque deux ans après la création de l’Instance vérité et dignité, le constat qu’il vient de dresser lors du congrès national sur la justice transitionnelle* exprime beaucoup de ses illusions perdues dans un processus, pourtant engagé, il y a cinq ans, par la société civile, dans l’enthousiasme.

Pourquoi dans l’intervention que vous avez présentée à la séance inaugurale du congrès national sur la justice transitionnelle, votre bilan du processus semblait-il amer ?

- Dès le mois de janvier 2011, nous avons commencé en Tunisie à parler de JT. J’étais alors le coordinateur à Tunis du Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ). J’ai fait également partie de la  Commission d’enquête sur les affaires de malversations et de corruption, installée juste après le 14 Janvier et dirigée par le doyen feu Abdelfettah Amor. Nos rêves à ce moment-là étaient grands : nous voulions restituer les droits des uns et des autres. Les droits de toutes ces victimes qu’a connues notre pays depuis l’époque du Président Bourguiba, en passant par la période Ben Ali, jusqu'à la révolution. Or, au fil des années nos interrogations sur l’issue du processus de JT se sont multipliées. Nous ne savons pas où se trouvent par exemple les dossiers de l’ex ministère des Droits de l’Homme et de la Justice transitionnelle de la troïka au pouvoir de fin 2011 au début de l’année 2014. Parce que les réparations financières des victimes ont manqué de transparence, nous ignorons le chiffre de personnes ayant bénéficié des divers mécanismes d’indemnisation, dont l’intégration dans la fonction publique. Les procès de la révolution tunisienne sont un mystère et provoquent chez les familles des victimes un sentiment de frustration et d’injustice. Pourquoi autant d’acquittements des responsables sécuritaires au moment du soulèvement pacifique du 17 décembre 2010 jusqu’a février 2011 où plusieurs personnes ont été tuées et blessées dans les manifestations qui se sont poursuivies après le 14 janvier ? Les sentences en rapport avec ces dossiers sont passées de 20 ans à 6 mois. Comble de l’arrogance : des cadres sécuritaires ont même refusé de comparaitre devant la justice ou s’y sont présentés escortés par des membres des forces de la police. On ne veut plus aujourd’hui parler des victimes de la révolution. Comme si on était passé à autre chose. Comment va-t-on, dans ce cas, s’atteler à des réformes des institutions sans déterminer l’ordre de responsabilités de chacun dans les violations passées ? Et on revient à nos questions existentielles du début de l’année 2011… Le rêve du départ est en train de s’effriter, de s’étioler…pire encore : il tend à être diabolisé.

Pour quelles raisons avez-vous imputé à l’Assemblée nationale constituante (novembre 2011-janvier 2014), qui a adopté la loi sur la JT et choisi les membres de la commission vérité une grande part de la crise du processus ?

-En effet, j’ai fait partie des personnes qui ont contribué à la rédaction du projet de loi sur la JT au cours de l’année 2012-2013. Or, après son passage par l’Assemblée nationale constituante, le projet a subi une déformation génétique. Il a été alourdi par des violations, qui n’existent nulle part ailleurs dans les autres expériences de JT, à savoir la fraude électorale et l’exil forcé. Des violations, qui, avons-nous présagé, compliqueront le travail de l’Instance vérité et dignité. D’autre part, la commission de sélection des membres de l’IVD mise en place au sein d’une ANC dominée dans le temps par les islamistes a fait un choix partisan des 15 commissaires de l’instance. D’où la pluie de démissions et de révocation qui s’en est suivi.

Aujourd’hui qui est responsable des menaces pesant sur la justice transitionnelles en Tunisie ?

Je départagerais les responsabilités selon les intervenants dans le processus. Il y a d’un côté, le gouvernement, qui n’a pas désigné au niveau de son administration un vis-à-vis, un coordinateur chargé de la JT, qui pourrait représenter un facilitateur de la tache de l’IVD par exemple dans son accès aux archives. Ce poste est à distinguer toutefois d’un portefeuille ministériel. D’un autre côté, j’aimerais que le Président de la République nous éclaire sur sa position quant à la JT et surtout par rapport à la version actuelle de son projet de loi relatif à la réconciliation économique et financière, qui est susceptible de confisquer plusieurs mandats de l’IVD. L’Instance vérité et dignité devrait, de son côté mieux communiquer sur ce qui se passe à l’intérieur de ses murs. Son image et sa crédibilité ont été affectées par la démission de quatre de ses membres et la révocation de trois autres par le Conseil de l’instance. Résultat : ses réunions ne sont plus légales désormais puisqu’elles se déroulent en l’absence des deux tiers de ses membres. J’appelle aujourd’hui le président de l’Assemblée des représentants du peuple à consacrer une séance de débat avec l’IVD, les différents ministères intéressés par ce dossier et la société civile. A mi-parcours, une telle audience s’impose sous le dôme du Parlement pour évoquer les problèmes de la commission vérité et les périls qui menacent un processus, qui se prolongera après la fin de la mission de l’IVD.

Propos recueillis par Olfa Belhassine 

*Le congrès national sur la justice transitionnelle s’est tenu à Tunis, les 2 et 3 novembre 2016 en présence de l’Instance vérité et dignité (IVD). Il a été organisé par Avocats sans frontières (ASF) et le Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux (FTDES). Son objectif : élaborer une série de recommandations pour garantir l’opérationnalisation du processus de JT.