Commission Vérité: « On a besoin des auditions publiques en Tunisie », selon une experte (1/3)

Commission Vérité: « On a besoin des auditions publiques en Tunisie », selon une experte (1/3)©Photo AFP
Ourida Kadoussi, mère d'un manifestant abattu par les forces de sécurité lors de la révolution de 2011, témoigne devant l'IVD
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Kora Andrieu est philosophe politique. Elle est l’auteure de « La justice transitionnelle. De l’Afrique du Sud au Rwanda » (Editions Gallimard, 2012). C’est en sa qualité d’experte associée au bureau du  Haut-commissariat aux Droits de l’Homme à Tunis, qu’elle a suivi le processus de justice transitionnelle en Tunisie, de 2012 à 2014. Dans un entretien avec JusticeInfo.Net à l’heure des secondes auditions publiques, Kora Andrieu fait une lecture des audiences inaugurales du mois de novembre dernier. Tout en comparant l’expérience de la Commission Vérité tunisienne aux divers autres processus internationaux qu’elle a suivis et analysés. Nous publions aujourd’hui la première partie de cet entretien.

A quoi servent, en général, les auditions publiques et quelle place occupent-elles dans les processus de justice transitionnelle ?

Il faut d’abord savoir que toutes les commissions vérité n’ont pas organisé d’auditions publiques, notamment celles, considérées comme  « fondatrices », d’Amérique Latine et d’Allemagne de l’Est. Mais, probablement parce que les audiences sont l’élément le plus visible du travail de ces commissions, nous avons tendance à les y associer : c’est ce qui marque le plus immédiatement les esprits. La Commission Vérité et Réconciliation sud-africaine y est aussi pour quelque chose : en ayant recours aux audiences publiques, de façon si médiatisée, elle a fortement marqué l’imaginaire et la pratique de la justice transitionnelle. Pourtant le recours ou non aux auditions publiques est un choix à faire par les Commissions : en soi, elles n’ont pas un rôle essentiel dans la recherche de la vérité ; les audiences ne sont pas des instruments d’enquêtes mais plutôt de reconnaissance. Nous l’avons vu en novembre dernier, lors des premières auditions tunisiennes : les cas qui ont été exposés étaient des cas déjà vérifiés, l’IVD n’a sans doute rien appris de nouveau qui l’aidera dans ses enquêtes, mais les Tunisiens présents, oui. Davantage qu’un outil de recherche, les audiences s’inscrivent donc plutôt dans une démarche reconnaissance publique (psychologique et symbolique) et de soutien aux victimes. C’est une manière d’avaliser leur vécu et de rétablir certaines normes sociales, de leur dire : « Oui, cela vous est arrivé, et cela n’était pas normal ».Les victimes sont enfin écoutées, leurs histoires sont reconnues : leurs voix, si longtemps passées sous silence, trouvent enfin un écho médiatique sans précédent, à une heure de grande écoute. Attention cependant à y voir pour autant une solution miracle pour leur « guérison »

Comment les choses se sont-elles passées dans les autres contextes que vous avez suivis?

Dans certains pays, dont l’Afrique du Sud et le Sierra Leone, les audiences ont parfois pu être vécues comme des moments (re-)traumatisants pour les victimes, qui revivent en la racontant leur souffrance passée. En Afrique du Sud, des études comparatives sur plusieurs années ont montré qu’un bon nombre de victimes se sont en réalité senties moins bien après leur passage devant la Commission Vérité et Réconciliation : elles ont revécu leur histoire en public, se sont comme mises à nues mais sans voir pour autant s’améliorer leur situation d’un point de vue concret. Ca peut être une grande déception. Le face-à-face avec les « bourreaux », même repentants, est sans doute le plus difficile à supporter, et un procédé à manier avec beaucoup de précautions malgré son effet « vendeur » d’un point de vue médiatique. Les Commissions peuvent, à l’instar, je pense, de l’Instance Vérité et Dignité tunisienne, protéger les victimes en leur offrant un réel accompagnement psychologique et médical non seulement avant, pour les préparer, mais aussi et surtout après leur témoignage. La sélection des cas entendus en public doit aussi respecter ces critères psychologiques, physiques et mentaux, comme cela fut le cas, avec beaucoup de sérieux, au Maroc. En un mot, ne présumons pas que le témoignage et le « dire-vrai » guérissent instantanément. Revoyons aussi nos attentes quant à ce que des audiences publiques peuvent apporter. Parler de « catharsis » au niveau national est sans doute un peu présomptueux. Disons en tout cas que les audiences constituent un moment fondamental dans la reconstitution d’une mémoire collective en période de transition. C’est une pause, un moment solennel, quasi rituel, de reconnaissance, d’écoute et d’introspection, tant au niveau individuel que national. C’est à cela que nous assistons.

En Tunisie, les auditions publiques ont provoqué diverses réactions : choc, colère  ou culpabilité face à l'horreur. Comment les réactions ont - elles évolué sur le temps dans d’autres pays ayant expérimenté des auditions publiques ?

En effet, les audiences de novembre ont suscité toute une palette d’émotions diverses qui témoigne, à mon sens, de leur nécessité, voire de leur urgence. Je me rappelle qu’à l’époque précédant la mise en place de l’IVD, de nombreux représentants politiques ou de la société civile nous disaient : « Ca ne sert à rien de rechercher la vérité, car on sait déjà ce qui s’est passé chez nous, et en Tunisie c’était bien moins grave qu’au Rwanda ou en Bosnie ! ». Eh bien non, vraisemblablement, on ne le savait pas, et même si on le savait, la connaissance est distincte de la reconnaissance, et c’est dans cet espace-là, précisément, que se jouent les audiences publiques. Les jeunes en particulier, ceux que l’on retrouve sur les réseaux sociaux, ont été préservés de ce passé, soit parce qu’ils étaient trop jeunes soit parce qu’ils ont vécu dans une « bulle » où cette information n’était pas accessible. D’autres n’ont pas voulu savoir. Avant les audiences publiques, certains ignoraient même l’existence de l’IVD ! C’est donc vraiment un acte de communication indispensable. Ensuite, concernant la diversité des réactions, elles sont révélatrices des lignes de fracture de la société tunisienne elle-même et donc, aussi, de l’importance du travail de l’IVD qui doit mener à une forme de réconciliation. Car la réconciliation, c’est autant avec son prochain qu’avec soi-même. Voilà sans doute ce qui explique certaines réactions de culpabilité et de colère, voire parfois de rejet. « Pourquoi est-ce arrivé à eux et pas à moi ? » « Comment ai-je pu ne rien voir, ne rien savoir ? » « Qu’aurai-je pu faire pour l’empêcher » ? La forme de déni qui s’est également exprimé sur les réseaux sociaux peut donc aussi être lue comme un mécanisme de protection, une réaction somme toute très humaine dans ces circonstances. La réactivation de discours de propagande proche des propos de « l’ancien régime », comme les attaques personnelles et ignobles contre la personne de Sihem Bensedrine, témoigne quant à elle de l’ancrage profond de certaines méthodes héritées du passé et, là encore, de l’importance de les démonter par ce travail lent, douloureux mais indispensable de recherche et de mise à nu de la vérité. Mais le fait qu’autant de médias nationaux et régionaux, y compris ceux qui étaient, il n’y pas si longtemps, au service de la dictature, aient tous accepté de diffuser l’évènement en direct à la télévision, est déjà un symbole très fort de la bonne volonté qui existe et de la disposition de la société tunisienne à écouter enfin ces récits. C’est une grande leçon de démocratie pour chacun d’entre nous.

Après la diffusion des audiences publiques,  on a assisté également à une ambiance où  la société tunisienne se "bipolarise" de nouveau, entre sécularistes et islamistes, comme avant la publication de la Constitution. Des questions ont été posées à propos de la focalisation de la commission sur les victimes islamistes. Comment expliquez-vous ce type de réactions ?

Dans les audiences publiques, au sein des Commission Vérité, on va normalement choisir des cas « emblématiques », qui sont comme des symboles et qui illustrent soit une période, soit un type de violations, soit un type de victimes ou une catégorie d’auteurs. L’idée, c’est qu’au travers de ces récits, d’autres victimes qui n’ont pas pu témoigner en public puissent aussi se reconnaitre. On choisit donc des victimes qui peuvent s’exprimer au sujet de leur histoire mais aussi au nom d’autres victimes ayant vécu les mêmes souffrances, ou ayant participé aux mêmes événements, par exemple le soulèvement de Redeyef ou la révolution de 2011. En cela, le témoignage permet aux victimes de transcender leur individualité, de se penser au-delà de leurs appartenances identitaires, en lien avec une communauté de souffrances partagées. Par ailleurs, il est tout simplement faux de dire qu’aux premières audiences de l’IVD il n’y a eu que des islamistes : on a vu également entendu des militants de gauche, côte-à-côte avec les islamistes, justement, ou encore des mères de blessés et de martyrs de la révolution et des syndicalistes. Arguer de la prédominance des islamistes, c’est raviver ici encore la propagande du passé, un discours qui a habité le processus de justice transitionnelle tunisien depuis ses débuts, et qui a été en partie nourri par les programmes de réparations qui ont engendrés les pires rumeurs : « les anciens prisonniers politiques sont tous des islamistes qui veulent de l’argent » ;« ce sont des terroristes qui ont jeté de l’acide au visage des femmes » ; « ils ont mérité ce qu’on leur a fait »...Ce type d’argument perdure, et cette parole semble même se libérer dans le contexte politique actuel :c’est terrifiant, et ça prouve à quel point on a besoin des auditions publiques en Tunisie, à quel point la réconciliation est encore loin. Mais ces réactions de rejet sont fréquentes, en réalité, en période de transition : la vérité est dangereuse, elle remet trop de choses en question, on préfère fermer les yeux, ou alors l’horreur est si grande qu’elle en devient impensable.

Il y a donc risque que le travail de l’IVD polarise à nouveau une société déjà très fragilisée ?

Forcément l’IVD risque d’avoir un effet polarisant dans cette ambiance-là, mais là encore il faut se dire que la Tunisie n’est pas l’exception : dans la plupart des contextes, la mise en place d’une commission vérité est un pari douloureux, dangereux, qui dérange, et qui divise parfois – en tout cas dans l’immédiat. Tout le monde ne souhaite pas la vérité, les prismes subjectifs à travers chacun voit la réalité sont souvent trop profonds, indépassables en apparence. Toute l’habilité de l’IVD sera justement de faire droit à cette diversité des vues et des opinions sans chercher à imposer une vision unilatérale du passé, et en laissant le travail d’interprétation aux chercheurs et aux historiens. L’IVD déblaie le terrain en quelque sorte, elle rétablit une vérité minimale, elle installe un cadre au sein duquel les débats d’interprétation historiques pourront à présent prendre place. Les audiences publiques, c’est une matière brute sur laquelle se fera, plus tard et sur un temps long, le travail de mémoire. Mais encore faut-il que les deux parties acceptent d’écouter la vérité de l’autre. Ainsi la présence de Kamel Morjane, dernier ministre des Affaires Etrangères de Ben Ali, aux audiences publiques de novembre, était un puissant symbole politique. Enfin n’oublions pas que la période des violations couvertes par l’IVD se prolonge jusqu’en 2013, et qu’il est prévu qu’elle organise aussi des audiences sur les crimes commis sous la « Troïka » (ndlr: formation gouvernementale dirigée par les islamistes entre décembre 2011 et janvier 2014), notamment à Siliana en 2012 (ndlr: en novembre 2012, un soulèvement de la population de cette région pauvre du nord ouest de la Tunisie fut férocement réprimée à la chevrotine par la police du gouvernement dirigé par les islamistes), ce qui serait pour elle une manière, enfin, de se distancer de ce que beaucoup considèrent encore comme son « pêché originel » : avoir été créée sous un régime dominé par les islamistes.

 

Dans la prochaine partie de cette interview, JusticeInfo.Net abordera avec Kora Andrieu les difficultés liées à la participation des bourreaux aux audiences publiques ainsi qu'à la divulgation de leur identité.