Tunisie : L’IVD devra rendre publique « une vérité réconciliée », selon une experte (2/3)

Tunisie : L’IVD devra rendre publique « une vérité réconciliée », selon une experte (2/3)©Photo South Programme/Flickr
Une séance de travail de l'IVD
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 Dans la première partie de cette interview, JusticeInfo.Net a abordé avec la philosophe politique Kora Andrieu la place des auditions publiques dans le travail d’une Commission Vérité, en l’occurrence la Commission tunisienne appelée Instance Vérité Dignité (IVD). Aujourd’hui, JusticeInfo.Net vous propose d’explorer, avec l’experte, le rôle que peuvent jouer les bourreaux dans ce processus ainsi que les difficultés liées à leur comparution et à la divulgation de leur identité lors des audiences publiques.

 Les noms de certains tortionnaires ont été finalement cités par les victimes : les commissaires de l’IVD avaient beaucoup réfléchi au préalable à ce propos. Que pensez-vous de cette démarche ?

Je pense que les commissaires ont eu raison de ne pas imposer a priori aux victimes de protéger l’anonymat des responsables, car cela aurait artificiellement contraint la liberté de leur récit. Certaines commissions, notamment l’Instance Equité et Réconciliation (IER) du Maroc, ont fait ce choix et ont demandé aux victimes témoignant en public de signer, au préalable, un engagement à ne divulguer aucun nom. Cette mesure a été beaucoup décriée, des associations de la société civile se sont insurgées pour la dénoncer et certaines ont même organisé, du coup, des audiences parallèles qui ne répondaient pas à cette même exigence. Mais le cas du Maroc est particulier, c’est une transition « sans transition » où, en dépit d’un processus de justice transitionnelle (qui a inclus des réparations et une forme de recherche de la vérité mais aucun procès), le régime politique est resté plus ou moins le même. Le résultat, c’est un rapport final de l’IER qui dépeint une violence anonyme, et qui est donc au final assez pauvre d’un point de vue mémoriel et historique. Donc l’IVD a eu raison d’aller plus loin, d’être plus ambitieuse, même s’il est vrai que cette démarche pose aussi de nombreuses difficultés.

En effet, on peut, déjà, s’interroger sur la capacité d’une instance par définition non judiciaire à établir des responsabilités non seulement structurelles (ou institutionnelles), mais aussi individuelles. Ses standards de preuves ne sont pas ceux des tribunaux, les commissaires ne sont pas des juges (peu d’ailleurs sont des juristes), et de toutes façons ce n’est pas là les premières qualités que l’on attend d’eux. Comme cela a été dit au sujet de Desmond Tutu, le Président de la Commission Vérité sud-africaine, «  Tutu pleure, un juge ne pleure pas » : on est bien dans une démarche de reconnaissance, de compassion et de catharsis davantage que dans des procédures judiciaires strictes. Mais, du coup, il est possible que certains responsables présumés (j’insiste) attaquent l’IVD pour diffamation, car les conséquences sur la vie de ces personnes, qui se voient du jour au lendemain accusés de crimes de masse en direct à la télévision, peuvent être très graves. Cette délation est déjà en soi une forme de punition, mais elle s’effectue en dehors du droit proprement dit : c’est là tout le danger. C’est peut être dur à entendre, mais il faut donc aussi penser à la protection des responsables.

Mais en nommant leurs bourreaux, les victimes s’exposent aussi n’est-ce pas ?

En Afrique du Sud et dans certains pays d’Amérique Latine, on a assisté à de véritables campagnes de harcèlement contre les personnes accusées de violations graves des droits de l’homme au cours de certaines audiences, certains n’osaient plus sortir de chez eux, ont perdu leur travail. Mais il faut aussi, et d’abord, penser bien - sûr à la protection des victimes et des témoins eux-mêmes : dans certains contextes, en donnant les noms de leurs bourreaux les victimes s’exposent à des actes de revanche ou d’intimidation. Au Mali, où j’ai travaillé pour appuyer la mise en place de la Commission Vérité Justice et Réconciliation (CVJR), les commissaires songent ainsi à imposer une clause d’anonymat dans leurs audiences publiques simplement pour protéger les victimes et les témoins, car le conflit est encore en cours dans le nord du pays, et la sécurité demeure très fragile, avec la permanence de groupes terroristes impliqués, précisément, dans les violations que la CVJR devra mettre à jour. Ils n’ont tout simplement pas les moyens de les protéger, et les commissaires eux-mêmes sont en danger. La Tunisie, bien que plus stable, n’est pas à l’abri de ce type de menaces. L’IVD peut se protéger de ces écueils, et elle l’a fait d’ailleurs en ne présentant le mois dernier que des cas très solides, avérés, que peu pourront démonter et sur lesquels, parfois, des enquêtes judiciaires ont déjà eu lieu. Elle le fera également en garantissant l’application stricte, avec l’aide des autorités du pays, d’un véritable programme de protection des victimes et des témoins. Enfin, elle se préservera en s’assurant que les témoignages qu’elle recueille iront bien, un jour, alimenter de véritables enquêtes judiciaires.

La participation des bourreaux aux audiences publiques est une des revendications des  plus récurrentes des internautes. Car, disent-ils, comment établir "toute" la vérité sur ce qui s'est passé, sur la machine de la dictature, sans entendre les bourreaux ? 

C’est impossible en effet, la vérité doit inclure les deux perspectives sinon ce sera une vérité tronquée, subjective, et soumise à des critiques pour cette raison même. Si l’on ne publie qu’une « vérité victimaire », non seulement on perd un pan entier de la réalité du passé que l’on cherche à « traiter », mais en plus, on peut donner l’impression que les victimes sont instrumentalisées. Pour reprendre l’exemple du Maroc, l’impression qui domine en effet quand on regarde les audiences publiques de l’IER, c’est que les victimes ont été « utiles » au gouvernement : en témoignant, elles lui ont donné l’occasion de se refaire une légitimité, de sembler « faire quelque chose », un geste envers elles, mais sans jamais remettre en cause le régime, sans établir les causes profondes, structurelles, institutionnelles qui ont rendu toutes ces violations possibles. Et cette histoire-là, les victimes seules ne l’ont pas toujours. Le mois dernier, certains témoins entendus ont certes explicitement donné les noms d’individus jugés responsables, mais beaucoup se sont aussi demandé : « Ont-ils fait cela par plaisir ? »« Par excès de zèle ? » ; « Pour exécuter des ordres ? ». On voit à travers ces interrogations que le fait de connaître le nom des tortionnaires est insuffisant : il faut savoir aussi d’où venaient ces pratiques, qui les imposait, dans quelle tactique et pourquoi.

 Comment justement répondre à ces interrogations ?

Il y a deux manières d’y répondre. D’un côté le travail de recherche de l’IVD, si on la laisse accéder librement aux archives comme l’exige la loi, pourra en partie mettre la lumière sur ces pratiques, et des tendances vont ressortir d’elles-mêmes comme elles l’ont déjà fait à travers l’exercice de « mapping » préalable des violations qu’elle a conduit. Il s’agit là d’une démarche indispensable qui permet de mettre à nu le fonctionnement, les rouages de la dictature : c’est en comprenant ces ramifications dans ce que Sihem Bensedrine appelle souvent « l’Etat profond » que l’on peut vraiment se prémunir contre son retour. C’est cela qui fournira aussi la base des mesures de « vetting » (assainissement) que doit proposer l’IVD au terme de son travail, en particulier dans le secteur de la justice et de la sécurité. Mais l’autre manière d’obtenir cette vérité, c’est bien - sûr de la bouche des intéressés eux-mêmes, ce qui explique sans doute la récurrence de ces demandes sur les réseaux sociaux et ailleurs. Car, quand on entend les témoignages des victimes, plus encore que de savoir qui a fait quoi, quand et à qui, on veut savoir, et c’est humain, pourquoi ils l’ont fait, comment une telle horreur a été possible, comment un homme peut infliger cela à un autre homme. La Commission Vérité et Réconciliation sud-africaine a fait droit à ce besoin en distinguant quatre types de vérité : une vérité factuelle, ou objective ; une vérité narrative, telle que reflétée dans la mémoire et reconstruite dans l’exercice du témoignage ; une vérité sociale, qui émerge du dialogue et des échanges ; et enfin une vérité « réconciliée », qui sera celle que devra rendre publique l’Instance, et qui embrasse tous ces différents points de vue et fournit comme une matière brute pour repenser librement le passé de la Tunisie.

Pensez-vous que les tortionnaires puissent finir un jour par assister aux auditions publiques?

C’est prévu, il me semble, même si la question de la protection se pose encore. Il faut aussi faire attention à ne pas avoir de trop grandes attentes à l’égard de ces nouvelles audiences. D’abord, pour qu’un responsable vienne en public témoigner de ses crimes passés et demander pardon à la télévision, ce qui est pour lui une forme claire d’humiliation, il lui faut une raison. Sauf des cas exceptionnels de responsables repentis et habités par le remords, on reste dans la logique (elle aussi très humaine) de « la carotte ou du bâton ». Donc ils parleront parce qu’ils espèrent une forme d’amnistie (qu’on appellera à tort « réconciliation »), ou au moins un allègement de leur sentence en échange. Mais pour cela, encore faut-il que les procès soient une vraie menace pour eux ! Et jusqu’ici, tout tend à démontrer le contraire. Si d’anciens ministres et autres responsables coulent des jours heureux à la Marsa (banlieue nord huppée de Tunis), après avoir été disculpés ou avoir purgé des sentences très légères, pourquoi aller devant une IVD que de toutes façons beaucoup ne reconnaissent pas, s’excuser de crimes que certains continuent de penser qu’ils n’ont pas commis ? Donc, ici encore, la mise en place de Chambres Spécialisées crédibles, puissantes et effectives, telles que prévues par la loi de 2013, est indispensable. Par ailleurs, je ne pense pas qu’il faille trop espérer non plus de ces témoignages. Lors d’une audience d’arbitrage, les responsables risquent d’être dans une démarche individualiste, égoïste, dans une logique d’intérêt, et ils ne vont pas tout dévoiler : c’est un réflexe naturel, on se cherche des excuses, on reporte les responsabilités sur d’autres. Les Tunisiens pourront donc être déçus. Et même si certains disent tout, reconnaissent leurs torts et demandent ouvertement pardon, le doute pourra subsister quant à leurs intentions.

Comme dans le cas du djihadiste malien récemment condamné par la CPI pour destruction d’édifices religieux dans son pays ?

Rappelez-vous ces excuses formulées par le Malien Ahmad Al Faqi Al Mahdi accusé de la destruction des mausolées de Tombouctou, devant la Cour Pénale Internationale il y a quelques mois. On a envie de le croire sincère quand on l’écoute se repentir, mais très vite on repense à ce qu’il a fait et on se demande quelles sont ses motivations dans ce discours, et sa parole est mise en doute. Cela peut être d’autant plus difficile pour les victimes, car quand il s’excuse, le bourreau s’humanise. Attention donc aussi aux face-à-face entre victimes et responsables, dont on croit souvent, à tort, qu’ils sont au cœur des Commission Vérité et Réconciliation alors qu’ils sont en réalité très rares : à part le cas emblématique de l’Afrique du Sud, ils ont eu lieu au Rwanda et au Timor Leste mais dans des mécanismes de justice plutôt « traditionnelle », ou indigène, pour des auteurs de crimes moindres cherchant à être réintégrés dans leur communauté, et alors qu’en parallèle opéraient des tribunaux nationaux et internationaux. On est donc loin du contexte tunisien.

Comment éviter le risque de banalisation de l’horreur lors que les audiences de victimes s’étendent sur une longue durée? Ce sera le thème de  la prochaine et dernière partie de notre entretien avec la philosophe politique Kora Andreu.