Tunisie : L’occasion ratée du mécanisme d’arbitrage et de conciliation

L’Instance vérité et dignité affirme avoir récupéré 745 millions de dinars au profit de l’Etat. Mais celui-ci est accusé d’avoir sciemment court-circuité la Commission d’arbitrage et de conciliation de l’IVD, l’empêchant d’obtenir de bien meilleurs résultats en matière de crimes financiers. Retour sur quatre années et demi de travaux de cette commission.

Tunisie : L’occasion ratée du mécanisme d’arbitrage et de conciliation©IVD Media Center
Imed Trabelsi (sur l'écran), un neveu de l'ancien président Ben Ali, s'est conformé à toutes les exigences de la Commission d'arbitrage de l'Instance vérité et dignité.
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« L’Instance vérité et dignité a récupéré 745 millions de dinars tunisiens [220 millions d’euros] au profit des caisses de l’Etat, grâce au dispositif d’arbitrage et de conciliation. Nous aurions pu mieux faire si l’Etat n’avait pas accusé une fin de non-recevoir sur le déroulement du travail de ce mécanisme. » Ainsi s’exprimait Khaled Krichi, président de la commission Arbitrage et conciliation et vice-président de la commission vérité tunisienne (IVD), sur plusieurs plateaux de radio et de télévision la semaine dernière, quelques jours seulement après l’achèvement du mandat de l’IVD.

Le 14 et 15 décembre dernier, au cours du colloque de clôture de l’IVD, il avait présenté les résultats de quatre années et demi de travail de sa commission. Regrets et amertume filtraient déjà à travers sa voix : « Nous avons été parasités par le projet de loi sur la réconciliation économique et financière et la promesse des autorités aux hommes d’affaires et hauts cadres soupçonnés de corruption et de malversations de leur faire obtenir des certificats d’amnistie après la promulgation de ladite loi. »

« Le ministère de l’Intérieur a refusé de coopérer avec nous »

Le constat d’échec dressé par le commissaire ne se limite pas au volet financier. Il concerne également l’arbitrage et la conciliation en matière des droits humains. Cette autre prérogative de la commission dirigée par Khaled Krichi a été « une particularité de la loi tunisienne », a-t-il fait remarquer. « Aucune expérience comparée n’a inclus les violations des droits de l’homme dans le principe de l’arbitrage et la conciliation. »

Les chiffres sont parlants. Sur les 25 998 demandes d’arbitrage et de conciliation déposées, 21 177 ont concerné les droits de l’homme (viols, violences sexuelles, tortures, détentions arbitraires, privations de sources de revenus). Et 4821 se sont rapportés aux crimes financiers. Or, le ministère de l’Intérieur s’est opposé à toute possible séance de réconciliation entre, d’un côté, ses agents et présumés responsables et, de l’autre, des victimes qui revendiquaient leur droit de savoir pourquoi elles avaient subi de telles exactions. Leur désir semblait pourtant simple à satisfaire : des aveux et une reconnaissance des faits contre un pardon sincère et, en fin de processus, l’abandon des poursuites pénales, tel que préconisé par la loi relative à la justice transitionnelle.

« Les facultés de résilience, de tolérance et d’indulgence des rescapés des violences d’Etat n’ont malheureusement rencontré que déni, arrogance et silence de la part des bourreaux. Le ministère de l’Intérieur a refusé de collaborer avec nous, tant au niveau de l’arbitrage que de l’investigation en matière d’exactions », se désole Khaled Krichi.

Sur les 4821 demandes d’arbitrage se rapportant à la corruption financière, vingt sont provenues de barons des affaires proches de l’ancien président de la République Ben Ali. Selon le commissaire Krichi, au 15 décembre 2018, treize conventions d’arbitrage avaient été signées avec ces personnes apparentées au premier cercle du pouvoir. Seules deux décisions d’arbitrage ont été publiées. 685 dossiers ont par ailleurs été présentés par l’Etat en tant que sujet de préjudices financiers. Dans le premier cas de figure comme dans le second, une situation de blocage a caractérisé les éventuelles négociations entre les parties. Khaled Krichi lie ce blocage au strict refus de collaboration du chargé du contentieux de l’Etat, l’Etat étant considéré ici comme la victime principale du détournement des deniers publics. « D’où notre recommandation dans le rapport final de l’Instance que le chargé du contentieux de l’Etat émane désormais d’une structure indépendante, pour que les intérêts des autorités publiques ne soient pas soumis à des pressions et à des enjeux politiques », explique le commissaire.

L’affaire irrésolue d’Imed Trabelsi

Le cas d’Imed Trabelsi, neveu préféré de l’ancienne Première dame de Tunisie, Leyla Ben Ali, illustre bien le dialogue de sourds entre l’IVD et le gouvernement. L’homme, qui s’est enrichi sur de multiples marchés (commerce international, immobilier, trafic d’alcool, monopole du marché de la banane, distribution clandestine de cigarettes…), traîne quinze procès pour malversations. Il a présenté sa demande d’arbitrage à l’IVD en juin 2015. En juillet et en août 2015, deux séances privées d’audition de ce magnat des affaires furent organisées par l’IVD à la prison civile de la Mornaguia, où Imed Trabelsi se trouve depuis janvier 2011. Le demandeur d’arbitrage répondit à toutes les conditions exigées par cette procédure, à savoir reconnaître les faits qui ont entraîné un bénéfice illicite et sa valeur réalisée, en y joignant tous les justificatifs nécessaires, présenter un aveu écrit et également des excuses explicites lors d’une séance d’auditions publiques, qui s’est déroulée en mai 2017. (Pour les atteintes aux droits de l’homme, l’IVD ne peut pas forcer un bourreau à venir avouer à la télévision les violations commises, mais la procédure diffère pour les crimes de corruption.) Selon la loi, les demandes doivent également mentionner « l’acceptation de la sentence arbitrale, laquelle étant considérée comme définitive, et non susceptible de recours ou d’annulation ». Imed Trabelsi a répondu positivement à toutes ces conditions. Et pourtant le chargé du contentieux de l’Etat n’a cessé de reporter la séance d’arbitrage avec les avocats du neveu de Leyla Ben Ali. Et ce jusqu’à l’expiration du mandat de l’IVD, en décembre 2018.

Pour les observateurs du processus de justice transitionnelle en Tunisie, le sabotage officiel est clair. Le gouvernement aurait donné l’impression de chercher par tous les moyens à démontrer que l’IVD était inefficace en matière de résolution des problèmes économiques, pour mieux mettre en avant une autre commission de conciliation proposée par la loi sur la réconciliation économique (devenue, par la suite, une loi sur la réconciliation administrative). Une initiative législative proposée par le président de la République en juillet 2015.

L’opportunité ratée d’un règlement pacifique des litiges

Les noms de certains demandeurs d’arbitrage proches de Ben Ali – Slim Chiboub et Slim Zarrouk, gendres de l’ex-président, Imed Trabelsi, Sassi Bouthouri, Lazhar Sta, Lobna Touil – sont connus. Mais l’IVD ne donne pas de détails sur les sommes qu’elle a fixées pour chacun d’eux, en l’absence d’une proposition du chargé du contentieux de l’Etat. On ne sait pas non plus la part qui proviendrait des biens de ces personnes confisqués par l’Etat (une procédure instituée depuis janvier 2011) et celle qui proviendrait de leurs carnets de chèques.

Dans un statut publié, le 1er janvier 2019, sur sa page Facebook, l’ancien ministre des Domaines de l’Etat et des Affaires foncières, Mabrouk Korchid, a assuré que le montant de 745 millions de dinars, que l’IVD « a prétendu restituer » dans le cadre de l’arbitrage et de la conciliation, est « fictif, attendant l’exécution qui durera de longues années ». La présidente de l’IVD, Sihem Bensedrine, a répliqué quelques jours plus tard sur la radio Shems FM en déclarant : « On ne tire pas sur une ambulance ! », se référant au fait que Mabrouk Korchid avait récemment perdu son poste au gouvernement. La guerre qui les a opposés depuis des années ne semble pas diminuer d’intensité. Avec une victime principale : l’opportunité offerte par ce mécanisme de médiation pacifique de réhabiliter les victimes, de dévoiler la vérité, de réformer les institutions et de rendre l’argent subtilisé à l’Etat pendant la dictature.