Dossier spécial « L’heure de la vérité en Gambie »

Gambie : la vérité vous rendra libre - ou pas

Que faire des tueurs qui avouent leurs crimes ? Qui décide lequel est assez honnête pour être libéré après son témoignage devant la Commission vérité ? Ces questions sont au cœur de l'épineux problème des "Junglers", un groupe de tueurs accusés de nombreux meurtres sous le régime de Yahya Jammeh. Six d'entre eux ont été arrêtés après la chute de Jammeh en janvier 2017. Quatre sont aujourd'hui libres. Mais la détention des deux autres était-elle légale ?

Gambie : la vérité vous rendra libre - ou pas
Alieu Jeng lors de son témoignage devant la Commission vérité gambienne. Il n’a pas été jugé suffisamment sincère. © Mustapha K. Darboe
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Lorsque Ismaila Jammeh, 48 ans, comparaît devant la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC) de Gambie, les premiers mots qu’il entend sont : "le mensonge est une zone interdite." Jammeh hoche simplement la tête. Assis en face de lui se trouve un homme en costume bleu, Essa Faal, avocat international peu connu devenu célèbre dans le pays en tant qu’interrogateur en chef de la TRRC. "Vous devez être absolument honnête", avertit Faal.

Il s'agit d'une procédure standard devant la Commission pour toute personne qui pourrait avoir un crime à avouer. C'est un délit de mentir sous serment et de mentir devant la TRRC - et Faal ne manquerait pas l'occasion de le rappeler à Jammeh. À quatre mètres sur sa droite, Jammeh peut également lire une promesse sur le mur. "La vérité vous rendra libre", dit le mantra de la Commission.

La vérité a fini par rendre libre certaines personnes. Mais Ismaila Jammeh et un de ses anciens collègues, Alieu Jeng, ne figurent pas parmi eux.

Quatre libérés, deux qui restent en prison

Sous le régime du président Yahya Jammeh (1994-2017), les membres de la Garde républicaine gambienne avaient formé une équipe d'élite chargée de protéger le chef de l'État. Ils se sont transformés en un groupe de tueurs tristement célèbre et redouté, connu sous le nom de "Junglers". En janvier 2017, Yahya Jammeh s'est exilé en Guinée équatoriale après avoir subi une cinglante défaite électorale. Plusieurs Junglers ont alors quitté le pays, y compris leurs commandants d’opérations. Six d'entre eux - Pa Ousman Sanneh, Malick Jatta, Omar Jallow, Amadou Badgie, Alieu Jeng et Ismaila Jammeh - sont restés. Ils ont été immédiatement arrêtés par le chef de l’armée gambienne.

Les six hommes ont reconnu au moins une partie de leurs crimes pendant leur détention, mais de juillet à août 2019, leurs aveux ont été rendus publics lorsqu'ils ont comparu devant la TRRC, où ils ont admis avoir procédé à plusieurs exécutions illégales. Après leur témoignage, quatre d'entre eux - Pa Ousman Sanneh, Malick Jatta, Omar Jallow et Amadou Bargie - ont été libérés de prison, en août 2019, malgré une condamnation générale des victimes de la dictature. Ismaila Jammeh et Alieu Jeng, eux, sont restés emprisonnés à la caserne de Yundum, un campement militaire situé à 40 minutes de route de Banjul, capitale de la Gambie.

Le 25 mai 2020, Bully Jammeh, un jeune frère d'Ismaila, est allé avec sa mère rendre visite à son frère. "Nous demandons pourquoi ces personnes sont détenues jusqu'à présent", déclare-t-il à Justice Info.

Ismaila Jammeh témoigne devant la Commission vérité en Gambie
Ismaila Jammeh, ancien « Jungler », lors de son témoignage devant la Commission vérité gambienne. © Mustapaha K. Darboe

Le ministère de la Justice décide qui est honnête

L'accord entre le ministère de la Justice et les Junglers n'a jamais été rendu public et le ministre de la Justice Abubacarr Tambadou n'a pas voulu répondre aux questions de Justice Info. Cependant, en août de l'année dernière, après la libération des quatre Junglers, Tambadou a rencontré quelques victimes du régime de Jammeh. Il a indiqué qu'il pourrait avoir besoin des tueurs ayant avoué leurs crimes dans de futures affaires et que ceux-ci pourraient en inciter d'autres à venir témoigner. Tambadou a dit accepter qu'ils bénéficient d'une libération provisoire - ce n'est pas une amnistie, a-t-il précisé - en attendant les recommandations finales de la Commission vérité. En échange, les Junglers devaient dire toute la vérité à la TRRC - une évaluation faite par le ministère de la Justice lui-même. Faisant allusion au fait que deux des Junglers n'avaient pas été libérés, Tambadou a déclaré que ces deux personnes n'étaient pas sincères. "S'ils ne peuvent pas aider les victimes, alors je suis désolé mais nous ne pouvons pas non plus les aider. Ils ont eu deux ans pour y réfléchir. On leur a constamment rappelé de dire la vérité", a déclaré le ministre de la Justice. "J'ai décidé que le test d’une malhonnêteté manifeste sera basé sur un certain nombre de facteurs. Il le sera sur les preuves présentées jusqu'à présent devant la TRRC, la nature ou la gravité des violations des droits de l'homme, le rôle présumé de l'auteur et la matérialité de la malhonnêteté".

La TRRC affirme ne jouer aucun rôle dans ce dossier. "La TRRC n'a rien à voir avec la libération ou le maintien en détention de certains Junglers", déclare à Justice Info Baba Galleh Jallow, secrétaire exécutif de la TRRC. "La Commission n'a été ni informée ni consultée avant la libération ou le maintien en détention des Junglers. Nous avons entendu la nouvelle comme tout le monde. Il n'y a certainement eu aucune recommandation de la TRRC dans ces affaires."

Les allégations contre Jammeh et Jeng

Ismaila Jammeh est originaire de Bwiam, un village situé à environ deux heures de route de Banjul. Il a rejoint l'armée un an avant le coup d'Etat militaire de juillet 1994 qui a porté Yahya Jammeh au pouvoir. Dans son témoignage, il a déclaré qu'il était de la même ascendance que l'ancien président. Après le coup d'État, il a été déployé à la State House, après avoir monté la garde à la Banque centrale de Gambie. Il a ensuite servi d'aide auprès du dirigeant militaire.

Ismaila Jammeh a été impliqué par ses anciens camarades dans plusieurs meurtres, notamment celui d'Almamo Manneh en 2000, de Daba Marenah et de six autres personnes, ainsi que dans la torture de certains officiers à la suite d'un coup d'État déjoué, en 2006, contre le président Jammeh. Il a également été cité dans l'assassinat de Ndure Cham, un ancien chef de l'armée gambienne soupçonné d'avoir mené ce coup d'État.

Alieu Jeng, 41 ans, originaire de Banjul, fait l'objet d'allégations tout aussi meurtrières. Il a rejoint l'armée en février 2001. Il est accusé d'avoir participé à près de cinquante exécutions extrajudiciaires. Un de ses anciens collègues, Malick Jatta, accuse Jeng d’être au cœur de plusieurs exécutions, dont le meurtre de l'éminent journaliste Deyda Hydara et de Dawda Nyassi. Jeng a nié avoir tiré sur Nyassi, mais il a admis être impliqué dans le meurtre d'Hydara. Jeng aurait également été impliqué dans l'exécution extrajudiciaire de Ndongo Mboob, Haruna Jammeh, Daba Marenah et 5 autres personnes ainsi que de plus de 40 migrants ouest-africains. En 2003, Jeng a été déployé à Kanilai, le village natal du président Jammeh, où il est devenu membre de l'équipe de patrouille, une émanation des Junglers, selon Jatta. Jeng nie cela.

- "On vous a dit que vous alliez faire partie d'une escouade de tueurs", lui demande le conseil principal de la TRRC, Essa Faal, le 8 août 2019.

- "Non", répond Jeng.

- "Vous voyez, c'est ça le problème. Vous ne voulez pas avoir fait partie de ce groupe de tueurs. Vous voulez essayer de vous sortir de toutes ces activités qui vous ont fait comprendre que vous alliez faire partie d'un escadron de tueurs."

- "Je n'essaie pas de m'en sortir... Malick Jatta ne peut pas parler en mon nom."

- "Mais des personnes sont mortes et vous étiez là. Seulement, vous n'avez pas le courage de le dire."

Détention illégale ?

Alieu Jeng et Ismaila Jammeh ont tous deux été perçus comme manquant de sincérité devant la Commission. Les réactions à leurs témoignages sur les réseaux sociaux gambiens ont été clairement différentes de celles à propos de leurs quatre camarades Junglers.

La principale question qui se pose aujourd'hui est celle de la légalité de leur détention. Selon Bully Jammeh et plusieurs autres sources, leur détention a été maintenue sans aucune décision de justice - ce qui constituerait une violation manifeste de leurs droits. "Le ministère n'est pas habilité à décider de la détention d'un citoyen au-delà de 72 heures. Ce pouvoir n'appartient qu'aux tribunaux. Si le ministère veut les maintenir en détention au-delà de 72 heures, il doit s'adresser aux tribunaux. Puisque ces détentions sont déjà au-delà de 72 heures, leur maintien en détention est une violation", déclare Madi Jobarteh, un militant gambien des droits de l’homme de premier plan et membre de la campagne "Jammeh-to-Justice". "C'est la TRRC qui doit déterminer la véracité ou la fausseté des témoignages et recommander ensuite les mesures à prendre à leur encontre", ajoute Jobarteh.

La famille d’Ismaila Jammeh n'a pas engagé d'avocat. Elle n'en a pas les moyens, explique Bully Jammeh. Début mai, ce dernier s'est cependant rendu à la Commission nationale des droits de l'homme pour déposer une plainte à propos de la détention prolongée de son frère. Une semaine plus tard, il a été informé que la Commission avait écrit au ministère de la Justice au sujet de son frère. "Une lettre a été envoyée à l'armée et au ministère de la Justice pour savoir si les deux [Junglers] ont été officiellement inculpés. Nous voulons être informés de leur statut", confirme le président de la Commission nationale des droits de l'homme, Emmanuel Joof. "Nous voulons également savoir, s'ils ne sont pas inculpés, quelle est la position du ministère ou de l'armée sur leur cas. Et s’ils sont inculpés, pourquoi les détiennent-ils ?", ajoute Joof, qui précise que les cinq membres de la Commission allaient rencontrer le procureur général sur cette question.