Liberia : pourquoi les archives de la CVR restent aux USA

Le 1er juillet marquera le onzième anniversaire de la publication du rapport de la Commission vérité et réconciliation du Liberia. Non seulement ses principales recommandations n'ont pas été mises en œuvre, mais ses archives restent à l'Institut de technologie de Géorgie aux États-Unis, hors d’atteinte pour les Libériens.

Liberia : pourquoi les archives de la CVR restent aux USA
Onze années après, les archives de la Commission vérité du Liberia sont conservées dans une université de Géorgie, aux Etats-Unis, qui a assuré leur protection. Elles restent, à l'image de l'accès à la justice pour les crimes commis durant la guerre civile, hors d'atteinte des Liberiens. © The Advocates for Human Rights
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Jérôme Verdier (Commission vérité et réconciliation du Liberia)
Jérôme Verdier, président de la Commission vérité et réconciliation du Liberia, lors de la cérémonie inaugurale, le 22 juin 2006. © STR / AFP

« En tant qu'institution responsable, nous n'avions pas d'autre choix » que d'envoyer les archives à Georgia Tech, explique l'ancien président de la Commission vérité et réconciliation (CVR) du Liberia, Jérôme Verdier, qui s'est adressé à Justice Info depuis les États-Unis où il réside actuellement. Il semble évident qu'à la fin de son mandat, la CVR recevait des menaces. Mais selon lui ce n'était pas la seule ni même la principale raison pour laquelle les archives devaient être envoyées ailleurs. Le gouvernement n'avait aucune stratégie, dit Verdier, de conservation de ces documents « très, très importants » et il y avait des problèmes financiers. Le bail du bâtiment de la CVR était arrivé à échéance, le gouvernement refusait de payer le loyer et l’institution était menacée d'expulsion. Laisser les archives sur place revenait, dit-il, à les exposer à l'insécurité et éventuellement à la destruction.

Ainsi, une nuit, la Commission « a fait un feu dans son arrière-cour, où elle a jeté les documents qui ne devaient pas être conservés et le reste a été acheminé vers le port, placé sous séquestre dans un bateau qui s'est rendu à Savannah, en Géorgie, puis chez nous à Atlanta, parce que nous étions sans doute son partenaire international le plus proche à ce moment-là, et qu'elle avait juste besoin d'un lieu sûr pour ses archives », raconte à Justice Info Michael Best, un professeur d'affaires internationales et d'informatique interactive au Georgia Institute of Technology (GIT) aux Etats-Unis, qui travaillait avec la CVR à l'époque.

Le fait est que onze années après, cette décision a conduit à une situation unique et méconnue, d'expatriation des archives d'une commission de vérité dans une université étrangère, en vertu d'un accord qui, depuis quelques années, a officiellement expiré...

L'héritage de la CVR

La CVR a travaillé de 2006 à 2009, recueillant quelque 20 000 déclarations et les témoignages directs de plus de 500 Libériens. Elle a également collecté ses propres preuves et mené ses enquêtes sur un large éventail de crimes commis pendant la guerre. Les dossiers de ces enquêtes se trouvent aujourd'hui dans un entrepôt en Géorgie, aux États-Unis.

Le rapport de la CVR, publié le 1er juillet 2009, recommandait la création d'un tribunal pour les crimes de guerre. Il n’a jamais été créé, et le gouvernement actuel de George Weah reste ambigu sur la question. En effet, il n'y a eu aucune poursuite au Liberia en rapport avec les nombreux crimes commis pendant ses deux guerres civiles (1989 à 1997 et 1999 à 2003).

La Commission a dressé une liste d'auteurs présumés qui, selon elle, devraient être poursuivis pour divers types de violations flagrantes des droits de l'homme et de crimes de guerre. Elle a notamment recommandé que la présidente de l'époque, Ellen Johnson Sirleaf, soit interdite de fonction publique pendant 30 ans en raison de ses liens présumés avec Charles Taylor, l'ancien président qui purge actuellement une peine de 50 ans de prison au Royaume-Uni pour des crimes graves commis en Sierra Leone, le pays voisin.

Le gouvernement libérien, propriétaire des archives

La remise des archives à la Georgia Tech Library est régie par un accord signé entre le GIT, la TRC et le gouvernement du Liberia, daté du 1er juin 2010, dont Justice Info a obtenu une copie. Selon l'avocate de Georgia Tech, Shelley Hildebrand, qui a participé aux négociations avec Best, l'accord a bien été signé avant l'expédition des archives vers les États-Unis.

« La CVR et le gouvernement du Liberia garantissent que le transfert de la possession des documents à GIT (...) est autorisé et ne viole pas les lois du Liberia », indique l'accord. Il prévoit que « à tout moment » la propriété et le contrôle de l’accès aux archives restent entre les mains de la CVR et ensuite, après sa dissolution, du gouvernement libérien. Cela signifie que le gouvernement libérien peut, en théorie, demander leur restitution. Mais l'accord stipule également que « la TRC ne renoncera à la garde physique des documents que si les parties ont mis en place un processus permettant d'expédier les documents au Liberia (ou à un autre endroit) en toute sécurité et si des fonds ont été prévus à cet effet ».

Selon Hildebrand, aucune demande de restitution n'a été formulée jusqu'à présent par le gouvernement libérien. Elle précise à Justice Info que l'accord a officiellement expiré, mais qu'elle ne « pense pas qu'ils aient le devoir de renvoyer » les archives au Liberia. L’accord était d'une durée de cinq ans et pouvait être renouvelé pour des périodes successives de cinq ans « d'un commun accord entre les parties ». De son côté, Best déclare à Justice Info qu'« au moment de son expiration (et à ce jour), aucun interlocuteur du gouvernement du Liberia n'a été identifié pour travailler avec nous sur le renouvellement de l'accord ».

Demandes d'accès occasionnelles

Selon l'accord, « le GIT s'engage à ne pas divulguer au grand public ni à des tiers les documents désignés comme confidentiels par la Commission vérité », et que « les documents confidentiels sont désignés comme tels par un cachet ou une mention appropriés ». Une annexe contient la liste des personnes autorisées à accéder sans réserve aux archives, y compris aux documents confidentiels. Il s'agit des commissaires de la CVR et des personnes clés de Georgia Tech, dont Best et Hildebrand.

Georgia Tech a reçu des « demandes d'accès occasionnelles », indique Hildebrand. Avec une série de dossiers judiciaires récents américains et européens liés à la guerre civile libérienne, l'intérêt s'est accru. Elle précise que Georgia Tech a travaillé avec le ministère américain de la justice pour déterminer « les conditions dans lesquelles nous autoriserons l'accès aux institutions judiciaires étrangères ». Elle précise qu'il y a eu, par exemple, des demandes de la part des autorités suisses et britanniques, entre autres.

Selon Hildebrand, la CVR était censée étiqueter les documents confidentiels mais ne l'a pas fait, créant « une autre situation délicate », mais Georgia Tech a explique-t-elle « mis au point un processus pour maintenir la confidentialité ». Les déclarations à la CVR dans lesquelles le témoin a déclaré qu'il était « disposé à témoigner » peuvent être consultées sur demande, mais celles dans lesquelles le témoin n'était « pas disposé à témoigner » restent confidentielles. Les tiers qui demandent l'accès doivent donner des détails sur les documents qu'ils cherchent (période, faction, personnes concernées) et se présenter personnellement à Georgia Tech, où ils peuvent être autorisés à accéder à « seulement cinq cartons à la fois ».

Aaron Weah, un ancien conseiller libérien de la CVR pour le Centre international pour la justice transitionnelle, qui mène maintenant des recherches doctorales à l'Université d'Ulster, dit qu'il a demandé l'accès aux documents et que « quelques autres ont essayé ». « J'ai parlé à l'archiviste américain, dit-il à Justice Info. J'ai demandé l'accès mais il m'a été refusé ». Ses recherches portent sur la mémorialisation au Liberia.

La numérisation reste à faire

L'accord stipule que « le GIT numérisera les documents et fournira trois copies numériques des documents, à la CVR, au gouvernement du Liberia et à la Louis Arthur Grimes School of Law » à Monrovia. Mais Best doit l’admettre, « nous travaillons toujours dans ce sens ».

Interrogé sur les leçons à tirer de cette expérience unique, Best estime qu'il y en a deux. « Je pense qu'en principe, lorsque des documents sont en danger ou que le pays sortant d'un conflit n'a pas les capacités techniques ou infrastructurelles pour gérer les documents, nous avons fourni un environnement sûr et sécurisé, nous avons conservé les documents dans un environnement de qualité archivistique et ils sont en étonnamment bon état ». Mais, dit-il, « nous avons rencontré des difficultés pour faire le vrai travail que nous voulions faire, c'est-à-dire les organiser, en numériser une grande partie, et créer ainsi un héritage plus durable. » C'est la deuxième leçon qu'il tire, que dès qu'une Commission s'achève et publie son rapport final, les bailleurs s'en vont tout simplement.

Les archives peuvent jouer un rôle important au Liberia

Selon Best, les archives devraient retourner au Liberia, quand le pays « aura la capacité » de les préserver et de les gérer. Mais pour Aaron Weah, les archives « ne servent à rien en Géorgie » alors qu'elles pourraient jouer un rôle important au Liberia, pour les journalistes, les universitaires et le grand public. Il serait utile dit-il « de les voir dans un musée national », en particulier les images vidéo « historiques rendant compte de la guerre ». Cela pourrait avoir une fonction éducative importante, dit-il, dans un pays qui lutte encore pour trouver une version commune de son histoire et où « nous avons une population très jeune avec des enfants nés après l'accord d'Accra [accord de paix de 2003 qui a mis fin à la guerre civile] ».

« Je pense que les archives devraient être transférées au Liberia, où elles devraient être conservées », ponctue Weah. Mais seraient-elles en sécurité maintenant ? « L'administration actuelle n'est pas du tout claire sur le programme de réconciliation ou l'héritage de la CVR, ni sur la manière d'y remédier, admet-il, et il est donc difficile de dire si elles seraient en sécurité. Nous aurions besoin d'une forme de garantie qu'elles soient gardées et protégées à tout moment ». Cela pourrait prendre la forme d'une loi, qui reconnaîtrait les archives de la CVR et leur attribuerait un espace, dit-il, et elles devraient être numérisées, « de sorte que si elles étaient brûlées, nous en aurions encore des copies ».

Verdier, le président de la CVR, estime aussi que les archives doivent être restituées un jour, et c'est pourquoi l'accord précise que Georgia Tech n'en est que le « conservateur ». Mais pour lui, le moment n'est pas encore venu car, dit-il, « le gouvernement actuel n'y porte aucun intérêt et je ne pense pas qu'on puisse lui faire confiance ». Mais un jour, pense-t-il, il y aura un « gouvernement plus responsable » et les archives devront alors rentrer chez elles.