Tunisie : "pas de justice sans accès aux archives de la dictature"

Tunisie : ©Amine Grabi
Manifestations devant l'Assemblée constituante Décembre 2011
4 min 23Temps de lecture approximatif

La juriste Farah Hached préside Le Labo’ Démocratique. Née au cours de l’année 2011, cette organisation de la société civile tunisienne a choisi de s’intéresser à la justice transitionnelle par le biais d’une réflexion approfondie sur les archives de la dictature. Un ouvrage en trois tomes intitulé « Révolution tunisienne et défis sécuritaires » a été publié par le Labo’ récemment. Il est le fruit de quatre années de recherches, de workshops et de voyages d’études dans des pays ayant vécu des transitions démocratiques. Rencontre avec Farah Hached la cheville ouvrière de l’ouvrage.

 

A quoi peuvent servir les archives d’un ancien régime répressif dans un processus de justice transitionnelle ?

La justice transitionnelle passe nécessairement par l’établissement de la vérité. Cette vérité ne peut apparaître qu’après un travail de recherche et d’investigation qui implique l’accès aux archives de la dictature.

Nous pensons, au Labo’ Démocratique, qu’il ne peut pas y avoir de justice transitionnelle sans accès à ces archives, que ce soit dans le cadre des procédures d’investigation pour rendre justice aux victimes d’exactions ou dans le cadre d’une transparence accrue pour que tous les citoyens, en accédant à leur propres dossiers, puissent savoir ce que la dictature pensait et disait d’eux.

Plus globalement, pour établir une véritable démocratie, il faut passer par des réformes approfondies des secteurs de la sécurité et de la justice. Pour cela, il faut comprendre la mécanique de l’ancien régime, les mécanismes de surveillance, les systèmes clientélistes et de corruption. Ce diagnostic est incontournable si nous souhaitons ne pas reproduire les mêmes erreurs et il passe nécessairement par l’accès aux archives de la dictature. Le défi réside dans la délimitation de qu’on doit définir comme « archives de la dictature ».

Que révèlent les archives de la police politique tunisienne en termes de violence d’Etat au temps de la dictature ?

Pour clarifier les termes, je comprends par « archives de la police politique », les archives de services formels ou informels, policiers ou non policiers, qui ont participé à la surveillance, au harcèlement et aux exactions sur les opposants politiques réels ou supposés. Ces documents ont servi la stratégie consistant à installer, renforcer et perpétuer une dictature. Le cœur de ces archives appartient à des services de police formels et se trouve au ministère de l’Intérieur.

Mais il est difficile de savoir ce que révèlent ces archives étant donné que personne n’a pu y accéder jusqu’à maintenant, y compris l’Instance Vérité et Dignité (IVD).

Cependant, une étude comparée des expériences étrangères nous a démontré que ces archives peuvent en effet permettre de décortiquer le système de dictature et faire un bilan de la violence d’Etat. Bien entendu, il faut garder face à ces dossiers de la « police politique » l’esprit critique : tout ce qui se trouve dans les archives n’est pas nécessairement vrai. Les informations qui y sont contenues sont des indices parmi d’autres qui doivent être recoupés.

 

On a beaucoup parlé de la disparition de certains dossiers de l’Agence tunisienne de communication étrangère, du local parisien du RCD, rue Botzaris, et même du palais de Carthage dans les conditions de défaillances sécuritaires post 14 janvier. A votre avis des dossiers précieux ont-ils été détruits ou subtilisés ?

Là aussi, il est difficile de répondre de façon précise. On sait que beaucoup de ces archives ont été subtilisées, surtout les archives physiques et numériques de Botzaris. Mais il est impossible de savoir si elles contenaient des dossiers précieux. Pour le faire, il aurait fallu qu’on ait un inventaire précis des archives initiales et qu’on puisse comparer avec les archives existantes aujourd’hui.

A mon avis, si des dossiers précieux existaient dans les archives subtilisées, ils ont surement dû être déjà utilisés et instrumentalisés dans les batailles politiques des dernières années.

Les archives d’une répression peuvent-elles devenir une épée de Damoclès qui servirait pour acheter le silence ou l’obéissance d’un adversaire politique ?

Oui. Clairement. C’est d’ailleurs le danger principal. Les informations contenues dans les archives peuvent être utilisées pour menacer les personnes concernées et les faire chanter pour que ces personnes agissent selon certains intérêts. Si ces personnes deviennent des décideurs politiques ou accèdent à des positions-clés dans l’administration, ce chantage peut avoir des conséquences très fâcheuses sur le fonctionnement de l’Etat et même sur la sécurité nationale.

Vous défendez l’idée du transfert des archives vers une institution neutre et indépendante. Pourquoi ?

   Farah Hached

Les archives de la dictature ont été constituées en dehors d’un cadre juridique légitime. Si on avait appliqué les règles de procédure normales dans un Etat de droit, la surveillance systématique des opposants politiques réels ou supposés et les rapports les concernant n’auraient pas existé, sauf dans des cas exceptionnels. Donc, sur le plan des principes, il n’est pas acceptable que les instances sécuritaires ou autres services administratifs puissent bénéficier d’informations qu’ils ne sont pas censés pouvoir détenir selon la loi.

Par ailleurs, tant que ces dossiers sont entre les mains des instances sécuritaires, celles-ci, sur instruction du pouvoir politique, peuvent les utiliser, notamment les informations relatives à la vie privée, contre les personnes concernées dans des buts d’intérêts partisans ou même personnels, parfois financiers. Dans le contexte tunisien d’un Etat fragile et d’un secteur de la sécurité non réformé, les instructions pourraient même venir de personnes privées.

Enfin, à l’heure actuelle, rien ne garantit que ces archives soient préservées convenablement, qu’une partie d’entre elles n’est pas en train d’être subtilisée ou manipulée. La démocratie est fondée sur l’absence de confiance dans les pouvoirs en place et la mise en place de procédures de contrôle adéquates pour éviter les abus. Dans le cas de ces archives hautement sensibles, il est important que l’Etat mette en place les cadres garantissant leur protection et un accès effectif et réel pour les personnes autorisées : nous revendiquons au Labo’ Démocratique depuis 2011 un droit d’accès individuel de chacun à son propre dossier. Seul le transfert de ces archives à une instance indépendante et neutre pourra le garantir.