Tunisie : la transition nobélisée

Tunisie : la transition nobélisée©R.GJ
Manifestations à Tunis (archives)
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La nouvelle était inattendue !

La veille encore un député de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP), appartenant au parti majoritaire Nidaa Tounes, échappait comme par miracle à un assassinat politique. Encore un dans un pays où les violences terroristes et les arrestations de membres de groupes jihadistes ponctuent le quotidien des Tunisiens depuis près de trois ans. Cet été encore l’attentat de Sousse faisait 39 victimes parmi les touristes étrangers : la pire attaque jihadiste de l’histoire de la Tunisie.

La nouvelle était inespérée !

Un climat pesant plane sur le pays suite aux révélations du journaliste Moez Ben Gharbia, réfugié en Suisse depuis samedi dernier. Lui-même rescapé tout récemment d’un attentat visant sa personne, menaçait le 5 octobre dans un témoignage diffusé sur son compte Face book de révéler l’identité des auteurs des assassinats politiques des deux leaders Chokri Belaid (abattu en février 2013) et Mohamed Brahmi (abattu en juillet 2013). « Des hommes rattachés à un parti politique majeur et suivant les ordres d’une nébuleuse d’origine arabe », accusait-il en gros dans un discours quasi sibyllin.

Ce contexte  du Prix Nobel récompensant le Quartet  ressemble étrangement à l’ambiance au cœur de laquelle émerge le projet de Dialogue national initié en août 2013 par quatre organisation de la société civile tunisienne. 

 

Quatre organisations initient le Dialogue national

Jamais la Tunisie indépendante n’a vécu dans un climat aussi tendu qu’en cet été meurtrier 2013. Le 25 juillet, le député nationaliste Mohamed Brahmi est assassiné. Les députés de l’opposition gèlent leurs activités, exigent la dissolution de l’Assemblée nationale constituante (ANC) et du gouvernement. Quatre jours plus tard, huit soldats tombent victimes d’un escadron de la mort appartenant à un groupe jihadiste retranché dans le Mont Chaâmbi. Le président de l’Assemblée décide le 6 août de suspendre la rédaction d’une constitution qui traine en longueur et en « dissensus ». La rue bouillonne et gronde. Le scénario catastrophe d’un autre pays du « Printemps arabe » : l’Egypte qui vient de basculer le 6 juillet sous la férule du Maréchal Sissi plane sur les esprits.

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Ce degré zéro de visibilité politique provoque la quasi mise en abime de la transition démocratique. C’est alors qu’un syndicat fondé en 1946 par le leader nationaliste Farhat Hached, l’Union Générale Tunisienne du Travail (UGTT), fort de son capital révolutionnaire mais aussi de sa profondeur sociologique et de sa légitimité historique depuis la lutte contre le colonialisme propose à des adversaires politiques, sous l’emprise d’une bipolarisation aigue, une « feuille de route » permettant la mise en place d’un « dialogue national de sortie de crise ».

Le 29 juillet l’UGTT émet une déclaration aux allures de réquisitoire. Le syndicat y dénonce : « l’échec de la troïka [les islamistes d’Ennahdha, le Congrès pour la République du président Marzouki et le parti Ettakatol] dans la gestion de la question sécuritaire, l’érosion du crédit de l’ANC, la paupérisation des classes moyennes, l’infiltration de l’appareil de l’Etat par le biais des nominations partisanes… ».

Il est très rapidement rejoint par l’Ordre national des avocats (ONA), la Ligue tunisienne des droits de l’homme (LTDH) et… l’organisation patronale, l’Union Tunisienne de l’Industrie, du Commerce et de l’Artisanat (l’UTICA) ! Du jamais vu depuis la période de lutte pour l’Indépendance ! Le Quartette est né…

 La feuille de route qu’il propose en septembre 2013 désigne une ligne de conduite, détermine une nouvelle éthique politique et fixe les étapes à venir pour finaliser la transition. Centriste, marquée par le compromis entre les revendications de l’opposition d’en finir avec les instances issues du scrutin du 23 octobre 2011 et le discours « légitimiste » du mouvement islamiste, la feuille de route trace trois cheminements. Ils mènent tous aux élections législatives et présidentielles sonnant la fin du pouvoir « provisoire », qui a fait planer sur la Tunisie post 14 janvier ce climat pesant et anxiogène d’instabilité. Le premier organise le processus constitutionnel. Il fixe un délai de trois semaines à l’ANC pour adopter le texte fondamental et impose la mise en place d’une commission d’experts pour réviser la version polémique du projet de constitution de juin 2013 (les références à l’Etat civil n’y sont pas encore claires). Le second cheminement préconise la dissolution de la troïka et son remplacement par un gouvernement de « technocrates ». Le troisième est électoral : l’Assemblée doit former l’Instance supérieure indépendante pour les élections (Isie), adopter la loi électorale et fixer les nouvelles échéances électorales.

« Nous trouverons un chemin »

Le ton de la Feuille de route est ferme et ses délais sont drastiques. Le Quartette, en s’autoproclamant instance d’arbitrage et de médiation pour contourner un conflit sans issue apparente, prend pratiquement les rênes du pays et s’approprie le rôle régulateur de l’Etat. « Le pouvoir déserte à partir du mois d’aout 2013 l’Assemblée pour se concentrer entre les mains du Quartette. La loi de la majorité décrétée jusque là par les islamistes à l’Assemblée nationale constituante n’a plus désormais aucune raison d’être », se souvient le député de l’opposition à l’ANC Fadhel Moussa.

Pourtant, l’accord des islamistes du mouvement Ennahdha de quitter le gouvernement qu’ils dirigent depuis décembre 2011 à la suite des élections du 23 octobre, semble toujours improbable en cette fin d’été 2013. La guerre des ultimatums bat son plein. Et le peuple se lasse de plus en plus de politique et de ses inextricables disputes sur les plateaux télévisés …

Entre menaces, manœuvres de coulisses et tergiversations s’ouvre au forceps le 5 octobre, à Tunis, le Dialogue national. Grâce à l’art de la médiation et de la négociation dans lesquels le Quartette est passé maitre absolu, la Feuille de route est finalement signée par 21 partis, dont Ennahdha.

Cette dynamique au caractère inédit dans le monde arabe enclenchée l’été 2013, contre vents et marées, pousse de farouches adversaires politiques aux lignes diamétralement opposées à s’accepter, à discuter ensemble et à s’entendre. Une dynamique qui recrée du sens dans un pays en voie de basculement dans le vide. Et ressuscite de très loin dans l’Histoire de la Tunisie, l’écho de la célèbre phrase du maitre de Carthage le général phénicien Hannibal sur sa route des Alpes : « Nous trouverons un chemin, sinon nous en créerons un ».

En insufflant une seconde chance, sa dernière peut-être, à la transition politique, le Quartette a fécondé quelque chose de nouveau en Tunisie, un mouvement qui se construit en se vivant dans les tiraillements et puis dans l’accalmie retrouvée. L’historienne Kmar Bendana tente de le nommer : « C’est l’idée que désormais un pouvoir unique ne peut pas gérer tout seul les affaires d’un pays. Nous avons vécu à travers le Dialogue national les premiers pas d’une démocratie, son protohistoire, son brouillon, son exercice inaugural ».

A la fin de l’année 2014, des élections législatives et présidentielles, libres et transparentes sont organisées. Dans les médias internationaux, la Tunisie (re)devient une « exception » parmi une ère arabo-islamique traversée par les soulèvements de l’année 2011 puis agitée par les vents des guerres civiles et des restaurations militaires, un « ilot » accroché à ses horizons démocratiques dont l’épilogue n’est certes pas encore écrit. A la suite d’un chapelet de secousses, dont la plus décisive se situe au moment révolutionnaire populaire du 17 décembre 2010-14 janvier 2011, il semble bien qu’une brèche se soit ouverte dans la manière de partager le pouvoir en Tunisie.

 

Certains passages de cet article sont tirés de l’ouvrage sur la transition tunisienne actuellement sous presse. L’ouvrage cosigné par les deux journalistes tunisiennes Olfa Belhassine et Hedia Baraket s’intitule : « Ces nouveaux mots qui font la Tunisie ». Editions Cérès, Tunis, 400 pages.