L’Afrique saisie par la fièvre du troisième mandat

L’Afrique saisie par la fièvre du troisième mandat©DR
L'ancien président du Burkina Faso Blaise Compaoré
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L’adhésion du continent africain au processus démocratique tel qu’il est défini, compris et appliqué par les puissances occidentales est une démarche longue, laborieuse et sinueuse. Dans son discours de la Baule(juin 1990), considéré comme un appel historique adressé aux pays africains pour qu’ils évoluent vers la démocratie, François Mitterrand reconnaissait lui-même qu’il avait fallu deux siècles à l’Europe pour y parvenir, non sans avoir dû affronter des mouvements contraires comme le nazisme, le fascisme et le stalinisme.

Il n’est donc pas étonnant d’observer ici ou là en Afrique des interrogations sur l’orthodoxie des moyens empruntés et des objectifs poursuivis par certains chefs d’État décidés à se maintenir au pouvoir plus longtemps que prévu.

Sur ce sujet sensible, c’est Barack Obama qui s’est fait le porte-parole de l’Occident pour fustiger ceux qui refusaient la limitation des mandats. Réunissant à la Maison-Blanche, en août 2014, un grand nombre de présidents africains, il est apparu comme le chantre de l’alternance au pouvoir et a gagné du même coup une grande popularité parmi les opposants des pays concernés.

Mais il n’est pas sûr qu’il ait été entendu, puisque l’année 2016 connaîtra 16 scrutins présidentiels en Afrique, dont plusieurs seront dérogatoires au principe de la limitation des mandats tel qu’il figurait dans les Constitutions initiales, fort opportunément modifiées à l’approche des élections. Constitutions « tripatouillées », selon l’expression couramment utilisée en la matière ? Toujours est-il que d’importantes manifestations populaires de protestation ont éclaté partout où c’était possible, notamment au Burundi ou au Congo, et c’est une insurrection massive contre le projet de troisième mandat qui a chassé le président du Burkina Faso, Blaise Compaoré, en octobre 2014.

Pourtant, ni cette résistance emblématique ni les injonctions répétées de John Kerry n’ont convaincu les autocrates et les dictateurs de renoncer à leur volonté de s’accrocher au pouvoir. On entend même de plus en plus de voix s’élever contre la limitation des mandats présidentiels et avancer des arguments qui valent d’être examinés.

Les « bonnes raisons » de rester au pouvoir

Certains de ces plaidoyers sont basiques et quasiment naïfs. C’est ainsi que dans le quotidien ivoirien L’Inter du 6 janvier dernier, l’ancien ministre Cissé Bacongo réclame – à contre-courant de son parti politique, le Rassemblement des républicains du président Alassane Ouattara – que l’on supprime la limitation des mandats dans la prochaine Constitution. « En l’absence de cadres politiques charismatiques, compétents, crédibles et intègres pouvant assurer la relève, écrit-il sans crainte d’humilier la nouvelle génération, le peuple peut se trouver comme contraint d’élire un Président par défaut, alors que le Président sortant sera exclu de la course ». Et il précise sa pensée en ajoutant que l’alignement sur l’Occident en la matière serait prématuré car « dans les grandes démocraties, la classe politique regorge de cadres compétents ». Les jeunes militants apprécieront.

Mais les argumentaires peuvent aussi être plus étayés. Dans l’hebdomadaire Jeune Afrique du 10 janvier, François Soudan développe un point de vue assez répandu, mais rarement exposé aussi ouvertement par les autocrates ou leur entourage : « Démocratie et développement ne progressent pas au même rythme (…). L’ancrage (de la démocratie) est impossible sans son appropriation par la population, laquelle suppose certains préalables : éducation, santé, accès à l’eau et à l’électricité, mais aussi ordre et stabilité, quitte à contraindre les libertés publiques. » Moyennant quoi, au Rwanda (par exemple), « les médias sont contrôlés, comme les partis politiques, les associations et les ONG ». C’est apparemment le prix à payer pour le bilan économique flatteur de Paul Kagamé. 

Voilà qui confirme le premier volet de la citation mitterrandienne (« Il n’y pas de démocratie sans développement ») et contredit le second (« Il n’y a pas de développement sans démocratie »). En fait, reconnaissons-le : « La démocratie n’est pas rentable », comme l’écrivait Jean-Claude Guillebaud dans sa chronique du Nouvel Obs (du 27 janvier 2011), à propos de la dégradation de la note de la Tunisie au lendemain de la chute de Ben Ali. La Corée de Park, le Chili de Pinochet, et le Vietnam communiste l’avaient déjà démontré en leur temps…

Respecter la volonté du peuple ?

En admettant donc que la continuité, la stabilité, voire la pérennité au pouvoir sont des gages de développement, encore faut-il les enduire d’un vernis de démocratie sous peine de déclencher des violences dans le pays, ou de s’attirer les foudres – à géométrie variable – de la communauté internationale. Or les mécanismes de modification constitutionnelle mis en œuvre par les autocrates ou les dictateurs ne sont pas toujours forcément antidémocratiques.

Et c’est précisément à ce niveau que la transgression relève d’un malentendu sur l’essence de la démocratie. Ceux qui s’accrochent au pouvoir ont de mauvaises raisons de le faire, mais utilisent des moyens légaux pour y parvenir. Ou bien ils sollicitent le Parlement qui, certes, est acquis à leur cause, mais représente l’émanation du peuple, ou bien ils ont recours à un référendum, et force est bien d’admettre qu’il n’y a pas plus démocratique qu’un référendum. On a même vu Paul Kagamé, toujours lui, lancer une vaste pétition nationale qui a recueilli les signatures de plus de 60 % des électeurs inscrits, puis passer par un référendum qui a approuvé à plus de 98 % la possibilité qu’il reste au pouvoir jusqu’en 2034.

Pourtant, les oppositions, qui ne jurent que par le respect des règles démocratiques, sont généralement hostiles aux référendums constitutionnels. Lorsque Blaise Compaoré en a évoqué l’idée pour faire adopter son mandat supplémentaire, on a assisté à une levée de boucliers au motif qu’il allait inévitablement gagner puisque les zones rurales lui étaient favorables.

Là se situe l’une des pierres d’achoppement du processus démocratique en Afrique : il y a le peuple des villes – politisé, sensibilisé, mobilisé – et le peuple des campagnes – davantage attaché à la stabilité et à la sécurité que lui propose le leader en place. C’est l’opposition entre la « ruecratie » inventée par l’insurrection urbaine au Burkina Faso, et la « facratie » (le pouvoir des Anciens chez les Malinkés) qui semble prévaloir encore dans les campagnes. C’est souvent très net sur les cartes électorales, et l’analyse des résultats récents au Burkina Faso et en Centrafrique ont bien montré que les électeurs restaient très attachés à l’ancien pouvoir en place. Rappelons que les pays africains sont encore ruraux à plus de 50 %.

Ainsi donc, si les troisièmes mandats présidentiels en Afrique s’apparentent à des glissements vers des dictatures, ils ont généralement reçu une légitimation démocratique dont il est difficile de dire dans quelle proportion elle relève du tour de passe-passe, d’une volonté populaire majoritaire, ou d’une conviction profonde qu’il ne peut y avoir de développement sans stabilité politique.

Serions-nous allés trop vite en besogne pour transférer des modèles, imprudemment ou hâtivement considérés comme « universels » ? Ou bien faudra-t-il encore du temps pour que la conscience démocratique s’incarne au-delà des mots ?

Cet article a été publié par The Conversation