La musique touarègue éclaire les crises du Sahel

La musique touarègue éclaire les crises du Sahel©Tinariwen
Un détail de la pochette du dernier album de Tinariwen.
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En 2017, tandis que souffrent les populations du Sahara malien, victimes d’un conflit armé qui perdure depuis plus que cinq ans, le groupe Tinariwen sort son huitième album international Elwan, (« Eléphants » en tamasheck, la langue touarègue). Produit entre le Maroc, l’Europe et les États-Unis, le disque est ancré dans l’actualité saharienne. Dans le single « Ténéré Tàqqàl », traduit par « Qu’est devenu le désert », les éléphants sont des pouvoirs ennemis qui se combattent dans le désert écrasant son herbe tendre sous leurs pattes.

L’œuvre de Tinariwen, aujourd’hui mondialement acclamée, est en effet associée à un son éminemment politique et qui traverse les conflits qui se succèdent dans le désert malien depuis la décolonisation.

Suite à la création du Mali en 1960, les Touaregs du nord du Mali se rebellent une première fois en 1963 contre un État perçu comme hostile et étranger. Ensuite, dès les années 1970, un nouveau terme fait son apparition dans la langue touarègue, ishumar. Il s’agit probablement d’une dérivation du terme français chômeur qui sert à désigner des jeunes sans occupation. Héritière des bouleversements qui ont suivi la délimitation des frontières des États, cette jeunesse se trouve dépourvue des repères anciens qui organisaient la vie de leur communauté depuis des générations.

Une jeunesse en recomposition

Marginalisée et contrainte à l’exil en Algérie et en Libye, cette jeunesse doit s’adapter à des formes de mobilité désormais très éloignées de la mobilité nomade qui était jusqu’alors organisée sur un territoire circonscrit et rythmée par les saisons et l’accès aux ressources.

Elle donne lieu à des recompositions culturelles et identitaires fortes. Dans cette dynamique, une nouvelle forme poétique et musicale voit le jour entre la fin des années 1970 et le début des années 1980, qui porte avec elle l’esprit du présent. Elle est jouée avec un instrument jusque-là inédit, la guitare, enregistrée sur cassette et diffusée dans un large espace désertique compris entre l’Algérie, la Libye, le Mali et le Niger au gré des mouvements des ishumar.

Tinariwen né à ce moment comme un collectif à géométrie variable qui tourne autour d’un répertoire musical et poétique et d’un ensemble de solistes reconnus par leur communauté saharienne.

C’est à l’issue d’une période d’affrontements armés entre des mouvements touaregs et les États du Niger et du Mali (1990-1995) que les expressions musicales touarègues s’ouvrent au monde de façon spectaculaire. En décembre 1995, le festival Voix de Femmes de Liège (Belgique) invite des chanteuses de la région de Tombouctou, qui se trouvent dans des camps de réfugiés en Mauritanie.

C’est la première fois qu’un festival européen accueille un ensemble de musiciens en tant que « groupe de musique touarègue ». Appuyé par un manager talentueux, le groupe nommé Tartit, qui signifie « union », adapte alors son répertoire musical pour la scène et s’oriente vers une carrière internationale.

 

Quelques années plus tard, en 1999, Tinariwen est invité jouer à Angers, en France, par le groupe Lo’Jo.

En 2000 il enregistre à Kidal, dans le nord du Mali, son premier album à destination du marché international, appelé The Radio Tisdas Sessions. Le groupe devient rapidement le symbole international des Touaregs : c’est le vrai début de la musique touarègue, un label à dénomination ethnique qui sert aujourd’hui à identifier une dizaine de groupes du Mali et du Niger actifs sur les scènes de la world music.

Reconnaissance ou stéréotype ?

Grâce à des milliers de concerts, des disques, des affiches, des sorties médiatiques dans les cinq continents, les musiciens deviennent rapidement les porte-paroles d’une cause politique associée à l’imaginaire d’un peuple nomade qui « résiste » aux « logiques normalisantes de la mondialisation ». Ils sont présentés comme des musiciens-combattants qui défendent des traditions menacées à travers leur musique, qui serait la seule arme efficace contre l’oppression et la marginalisation.

Toutefois, ces mêmes groupes représentés comme exclus de la mondialisation en profitent en réalité pour être présents sur les scènes, renouveler leurs répertoires, diffuser leurs discours militants, mobiliser une attention collective qui leur permet d’actualiser et de capitaliser leurs formes culturelles.

Ainsi, au-delà des clichés maintes fois proposés au public d’une musique qui serait exportée, intacte, du Sahara, ou des rebelles du désert qui troquent leurs kalachnikovs pour des guitares, la mondialisation du son touareg interroge nos propres catégories culturelles.

Faut-il voir ce phénomène comme la disparition d’une culture authentique au profit d’un label marchand ou bien comme l’évolution salutaire d’une société qui se renouvelle à travers le prisme des représentations musicales ? Homologation et mise en stéréotype d’un « peuple nomade » ou valorisation de celui-ci à une échelle globale ?

Suivre les trajectoires des musiciens et des groupes qui se prêtent au transfert de leurs pratiques musicales nous aide à cerner le « goût des autres » des institutions culturelles occidentales, tout en nous impliquant dans les réalités d’un combat qui a progressivement transformé le désert du nord du Mali en un lieu d’enlèvements terroristes et d’affrontements militaires.

Ces trajectoires entre le Sahara et les scènes internationales montrent enfin que des opérations de réinvention perpétuelle gouvernent les mises en scène des musiques présentées aujourd’hui comme « autres ». Elles clarifient par-là la participation inventive des acteurs du réseau, qu’ils soient musiciens, managers, ingénieurs du son, directeurs de festivals ou ethnologues, à la définition, et la remise en question, d’identités, de patrimoines ou encore de la musique, de la diversité culturelle ou de l’ethnicité.

L’identité ne naît-elle pas aussi des discours que l’on produit sur ces « musiques du monde » et des outils que l’on mobilise pour les échanger, les programmer, les vendre, les analyser ?

Exister, c’est résister

Depuis 2012 d’autres facteurs complexifient encore les rapports des Touaregs aux dynamiques d’un système global. Alors que le label musical « touareg » bat son plein sur les scènes internationales, le Nord du Mali est frappé par un conflit toujours en cours, où les revendications d’autonomie des mouvements à majorité touarègue viennent se mêler à une intervention militaire de la France contre des groupes armés appelés de « djihadistes » par la communauté internationale, qui prennent progressivement le contrôle du territoire.

Ces mêmes groupes parviennent à empêcher toute forme de vie musicale dans le nord du Mali pendant de longs mois de l’année 2012. Nous assistons alors à un paradoxe : alors qu’elle est interdite sur son propre territoire, la musique touarègue ne cesse d’enchanter le monde.

En effet cette même année, en tournée mondiale suite à sa conquête des Grammy Awards, Tinariwen se trouve en première ligne dans les débats qui investissent son territoire. Bien que les imaginaires quelque peu stéréotypés d’une « musique du désert » ou d’une « musique rebelle » restent intacts dans les programmes de salle et les affiches publicitaires, les concerts et les nombreux entretiens avec la presse constituent une nouvelle vitrine par laquelle les musiciens se font porte-voix d’un discours alternatif sur les Touaregs. Par exemple dans un entretien au Monde, Eyadou ag Leche, bassiste désigné comme porte-parole du groupe, explique que l’actualité politique peut être mieux comprise en écoutant les paroles de Tinariwen :

« Si les gens écoutaient les paroles de nos chansons, ces problèmes-là n’auraient jamais eu lieu. Si vous écoutez notre dernier album, les prémisses de cette question-là y étaient déjà. Nous avons tiré la sonnette d’alarme depuis longtemps. Le monde nous a oublié depuis cinquante ans, et mon message à la communauté internationale, c’est qu’elle jette un regard bienveillant sur notre peuple. »

Le sixième album de Tinariwen Emmaar, enregistré en 2013, témoigne lui aussi d’une intégration des logiques de l’exil dans les productions mondialisées. Comme le Sahara malien et algérien sont désormais considérés comme des zones de danger, le « son du désert » ne peut plus y être enregistré. Les sessions de studio sont alors effectuées dans un tout autre désert, celui de Joshua Tree en Californie. Ainsi malgré la guerre, Tinariwen ne renonce pas au référent « désert », mais le déplace ailleurs, montrant à la fois l’irréductibilité et la plasticité de son identité culturelle. Cette transposition des référents conceptuels attachés au groupe est promue en élément de singularité lors de la sortie de l’album, dont la couverture présente les musiciens dans un ranch américain accompagnés non pas de chameaux mais de chevaux.

Le titre du single de cet album, filmé dans le désert californien, explique mieux que tout discours le sentiment des musiciens face à cette nouvelle réalité d’exil. Toumast Tinchasignifie « le peuple a été vendu ».

Ces extraits montrent à quel point les éléments d’une carrière internationale (chansons, albums, tournées, articles de presse…) peuvent traduire des espoirs de reconnaissance qui prennent de nouveaux cours avec l’éclatement du conflit, transformant encore une fois le rapport que les Touaregs entretiennent avec l’espace d’une mondialisation musicale. En effet pendant que le nord du Mali est le terrain d’une nouvelle guerre, ce sont des musiciens qui prennent le micro pendant leurs tournées internationales, pour se proclamer défenseurs d’un peuple menacé. Leurs concerts sensibilisent le monde à propos d’une portion du Sahara coupée il y a un demi-siècle par des frontières étatiques, frappée par des évènements qui représentent aujourd’hui une « menace globale » à laquelle les pouvoirs du monde sont appelés à réagir.

Écrit pendant ces évènements tumultueux, lorsque les populations du nord du Mali sont contraintes à l’exil dans des camps de réfugiés, cet article nous incite à reconnaître ce lien sans cesse renégocié entre les désirs d’ailleurs du marché international, les évolutions esthétiques des répertoires musicaux et les crises chroniques des territoires sahariens, pour repenser les représentations des Touaregs qui habitent la mondialisation culturelle contemporaine. Car si l’on s’intéresse à ce que dit le Sahara, il convient de ne jamais arrêter d’écouter ses sons. C’est par là que les Touaregs nous livrent leur histoire et nous engagent dans sa mémoire.

Cet article a précédemment été publié par The Conversation