« Le silence des autres », lorsqu’un film sur le franquisme émeut les Tunisiens

Chaleureusement applaudi par le public de la Cinémathèque de Tunis, le film « Le Silence des Autres » – Goya d’or du documentaire 2019 – a une résonnance particulière pour les Tunisiens. Alors qu’il évoque le déni de mémoire et de justice sous la dictature franquiste, il leur rappelle  qu’une amnistie pourrait interrompre à tout moment leur propre processus de justice transitionnelle.

« Le silence des autres », lorsqu’un film sur le franquisme émeut les Tunisiens©Semilla Verde Productions Ltd / Almudena Carracedo
Maria Martin, 80 ans, est l'un des personnages les plus touchants du film. Elle continue à chercher le corps de sa mère dont elle a assisté à l’assassinat lorsqu’elle n’avait que 6 ans.
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C’est dans une salle comble que la projection du documentaire « Le silence des autres », des réalisateurs espagnols Almudena Carracedo et Robert Bahar, a eu lieu le 3 avril, à la Cinémathèque de Tunis. Le film, Goya d’Or du documentaire 2019, est une production des frères Almodovar. Sorti en France moins de deux mois plus tôt, il a été programmé en Tunisie dans le cadre d’un cycle de films célébrant le 80ème anniversaire de la fin de la guerre civile espagnole. « Le Silence des Autres », évoque les thèmes de l’amnistie et de l’amnésie imposées par l’Etat post-franquiste sur des crimes d’homicide, de torture et de disparition forcée. Il traite d’une quête de vérité et de justice qui a trouvé une résonnance particulière chez les Tunisiens engagés, depuis leur Révolution de janvier 2011 et le déclenchement d’une transition démocratique, dans un processus de justice transitionnelle souvent otage des tumultueux équilibres politiques traversant ce pays, initiateur des fameux « Printemps arabes ».

Amnistie et amnésie

Grace à la puissance du récit et des moyens d’expression propres au cinéma, « Le Silence des Autres » démontre toutes les possibilités de cet art pour raviver une mémoire confisquée et réécrire une histoire tragique. Celle de la guerre civile espagnole, achevée le 1er Avril 1939 par la défaite du camp républicain, et suivie par une dictature qui a duré trente-six ans, jusqu'à la mort du général Franco, en 1975. L’Espagne s’est alors engagée – avec succès – sur la voie démocratique. Mais elle a accompli sa transition sur la base d’un « pacte de l’oubli » et une loi d'amnistie pour tous les prisonniers politiques, décrétée en 1977. Une amnistie qui effaçait du même coup des livres scolaires et de l’histoire officielle du pays les crimes des franquistes. Des rues et des places à Madrid portent les noms de généraux, de ministres et de chefs de la police accusés par leurs victimes encore en vie de crimes contre l’humanité ; un arc de victoire franquiste et les armoiries de la dictature  surplombent d’autres lieux. « Peut-on imaginer qu’en Allemagne des noms de nazis couvrent la toponymie  d’une ville ? », déplore dans le film un rescapé de la torture.

Les deux réalisateurs interrogent un pays encore divisé sur sa mémoire – des nostalgiques du Caudillo continuent de fêter chaque année son anniversaire – et, reliant les faits avec beaucoup de subtilité, révèlent les manœuvres politiques ayant pour but de reporter, sine die, le procès d'un régime aussi répressif. L'impunité y est ainsi dénoncée avec une puissante résonance dans un récit historique qui est aussi une passionnante collecte de témoignages des enfants des victimes qui exigent plus que jamais que justice soit faite.

La justice argentine au secours des Espagnols

Le film ressuscite habilement le drame des descendants de milliers de disparus, empêchés de vivre leur deuil sereinement tant que la dépouille de leurs parents n’a pas été retrouvée, ainsi que de centaines de mères dont les bébés ont été enlevés à la naissance par des médecins à la solde du régime. « Les victimes, à raison, n’oublient pas », affirme dans le film Pablo de Greiff, rapporteur spécial des Nations-unies sur la promotion de la vérité, de la justice, de la réparation et des garanties de non-répétition. « L’oubli ne mène pas au pardon ! » clament quant à eux tous ces hommes et femmes en souffrance face au déni officiel de leurs blessures toujours béantes.

Parce qu’en Espagne la loi d’amnistie interdit aux juges d’enquêter sur la période de la dictature, en 2010, une plainte est déposée en Argentine par des victimes du franquisme, considéré comme un « crime de lèse humanité ». Depuis, la procédure a fait son chemin, des condamnations par contumace ont été prononcées, des corps ont été exhumés des fosses communes et enterrés dignement, et la cause de 235 plaignants a mobilisé de plus en plus de personnes et d’associations en Espagne. Les voix des victimes commencent enfin à être entendues, grâce à l’intervention d’une justice venue d’ailleurs.

Le spectre du modèle espagnol

Le rythme du film évolue au fil de cette quête de vérité et de cette revendication de justice. Lent au début, il s’accélère quand les victimes parviennent à obtenir gain de cause. Ponctué par les témoignages des rescapés de la dictature et de leurs enfants, « Le Silence des Autres » ne pouvait laisser indifférents des Tunisiens qui n’en sont sortis qu’il y a huit ans. Chaleureusement applaudi, le film leur a rappelé à quel point était fragile le processus de justice transitionnelle entamé en Tunisie peu de temps après le départ du président déchu Ben Ali. Ainsi, un projet de loi pour « corriger » ce processus est évoqué actuellement par les représentants de la majorité politique. Il pourrait entraîner une amnistie de toutes les personnes poursuivies dans le cadre des procès en cours devant les chambres spécialisées. Le spectre d’une démocratisation du pays sans règlement des comptes du passé, à l’instar de l’exemple espagnol, plane toujours sur la Tunisie.

Affiche du film documentaire
Affiche du film documentaire "Le silence des autres"