L’ex-président gambien Yahya Jammeh accusé de viols

Trois femmes accusent l’ancien président de la Gambie, Yahya Jammeh, de viols et d’agressions sexuelles directes, dans un rapport publié le 26 juin par les organisations Human Rights Watch et Trial International. Leurs témoignages ainsi que ceux d’autres anciens collaborateurs de Jammeh, décrivent un système de prédation. La Commission vérité se penchera bientôt sur le sujet.

L’ex-président gambien Yahya Jammeh accusé de viols©Human Rights Watch
Fatou Jallow (photo) a décidé de témoigner publiquement. En décembre 2014, elle avait été élue « reine de beauté ». Elle accuse l'ancien président gambien de l'avoir agressée sexuellement et violée.
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Dakar, la capitale du Sénégal, prend l’habitude d’être le lieu d’annonces fracassantes sur le comportement d’anciens dictateurs africains. En 2015, en plein procès de l’ancien président du Tchad Hissène Habré, des femmes tchadiennes avaient témoigné publiquement de violences sexuelles organisées. L’une d’entre elles avait affirmé avoir été violée par Habré, dans une annexe de la présidence. Crime pour lequel il a été acquitté en appel. L’organisation américaine Human Rights Watch (HRW) avait joué un rôle central dans la mobilisation des victimes dans le dossier Habré.

Ce 26 juin, c’est à nouveau de Dakar que HRW, aux côtés de l’ONG suisse TRIAL International, a annoncé avoir recueilli plusieurs témoignages impliquant Yahya Jammeh, à son tour, dans des viols et agressions sexuelles directes, commises au cours de son règne, entre juillet 1994 et janvier 2017.

Cadeaux et offres de financement

Trois femmes accusent l’ancien président. L’une d’elles, Fatou Jallow, plus connue sous le nom de « Toufah », a décidé de témoigner publiquement. En décembre 2014, Toufah Jallow est élue « reine de beauté » lors d’un concours organisé par le ministère de l’Éducation nationale. Elle reçoit une somme rondelette de 50 000 dalasis (environ 1 250 dollars en 2015). Peu de temps après, cette étudiante en art dramatique reçoit un coup de téléphone de Jimbee Jammeh, une cousine du président, qui lui demande d’assister à un événement à la Présidence. Les autres candidates du concours sont conviées. Jammeh, « très jovial » selon la jeune femme, leur dit « que l’objectif de la compétition [est] de vous permettre de prendre notre vie en main ». Le chef de l’État les enjoint « d’attendre avant de vous marier et de devenir femmes au foyer », tout en prévenant : « Sinon je l’apprendrai, et je ne serai pas content ! »

La rencontre avec Jammeh est suivie d’un entretien retransmis sur la chaîne de télévision nationale. Les femmes sont invitées à présenter un projet caritatif afin de recevoir des financements. Le projet de Toufah Jallow consiste « à impliquer une communauté locale dans un projet de théâtre destiné à trouver des solutions pour endiguer la pauvreté », précisent les ONG. La cousine du président l’appelle à plusieurs reprises, avant de l’inviter à nouveau à la Présidence. « Jimbee [Jammeh] ne m’avait pas avertie que je rencontrerais le président », raconte Toufah Jallow. La conversation est agréable. Puis, après plus d’une heure, la cousine apporte « un écrin avec une chaîne en or à l’intérieur », explique Toufah Jallow. « Elle m’a dit : 'C’est un cadeau de notre part. Mais tu mérites bien plus, tu es vraiment extraordinaire.' »

Promesses et pressions

Une semaine plus tard, Jimbee Jammeh rend visite à Toufah Jallow à son domicile, en périphérie de Banjul, la capitale de la Gambie. Là, elle lui passe le président au téléphone. « Jimbee me raconte que vous n’avez pas l’eau courante chez vous. Je vais lui dire d’arranger ça », lui aurait dit Yahya Jammeh. Ce qui est fait peu de temps plus tard. Toufah Jallow reçoit également des meubles coûteux. Une deuxième rencontre privée avec le président a lieu chez ce dernier, en présence de la cousine. La conversation devient plus personnelle. Toufah Jallow a 18 ans. Yahya Jammeh lui demande si elle songe à se marier et si elle a un petit ami. Il insiste. « Tu sais, je suis le président, je peux tout découvrir », lui aurait-il dit. Avant de lui offrir un nouveau cadeau, 50 000 dalasis, « pour avoir pris la peine de venir ici et d’attendre ». C’est alors que l’offensive a lieu. « Franchement, je ne peux pas faire traîner ça plus longtemps. Je veux t’épouser », lui aurait lâché Jammeh. « Tu es peut-être un peu surprise maintenant, tu me répondras plus tard », aurait-il ajouté.

Le lendemain, Jimbee Jammeh emmène Toufah Jallow visiter des villas, « lui disant que le président était prêt à lui en offrir une ainsi qu’une voiture », affirme le rapport des ONG. « Il t’a demandé quelque chose hier, eh bien, lorsque cela deviendra possible, tout ça sera à toi », lui dit la cousine. Avant de se faire plus menaçante : « Qu’est-ce qui ne tourne pas rond chez toi ? Qui donc a une opportunité pareille ? » Toufah Jallow décide alors d’arrêter l’escalade. Elle bloque le numéro de la cousine. Mais en juin 2015, elle est informée qu’elle doit se rendre à la Présidence pour une cérémonie religieuse marquant le début du Ramadan. C’est là où Toufah Jallow est emmenée « dans une pièce où Yahya Jammeh est apparu peu après, avant de l’enfermer dans une pièce adjacente », poursuit le rapport des deux organisations de défense des droits humains.

Gifles, menaces de mort et viol

Le récit de ce qui suit est relaté ainsi par HRW et Trial :

« Il m’a dit : 'Aucune femme ne m’a jamais rejeté. Alors toi, tu te prends pour qui ?' », raconte Toufah Jallow. « Son visage avait changé, ses yeux étaient injectés de sang, il était très différent de l’homme qu’il avait été auparavant. Il a dit : 'Aucune femme ne me rejette. Tu penses t’en tirer à si bon compte ?' » À ce moment-là, il la gifle, elle tombe sur une chaise. « Il hurlait : 'Ça aurait pu être si bien, car j’étais amoureux de toi, mais tu as voulu te la jouer féministe avec moi !' » Elle se rappelle d’avoir hurlé avant qu’il ne la gifle à nouveau, lui ordonnant de se taire. Puis il lui injecte une substance dans le bras au moyen d’une seringue. Toufah Jallow tente d’atteindre la porte, mais il la prévient : 'Si tu fais un seul mouvement, je te tue de mes mains.' Puis il relève sa robe et lui dit : 'On va bien voir si tu es vierge.' Il frotte son sexe contre sa tête et se touche pour se stimuler. Elle hurle qu’elle était en train de mourir. Il répond : 'Mais non, on n’en meurt pas, c’est très agréable.' Il lui immobilise les mains et la viole, avant qu’elle ne perde connaissance. Lorsqu’elle se réveille, Jammeh lui ordonne : 'Va-t-en d’ici !' »

Quelques jours plus tard Toufah Jallow s’enfuit au Sénégal. Elle y contacte des organisations de défense des droits humains avant d’obtenir l’asile dans un autre pays, où elle vit aujourd’hui.

Entretien de HRW avec Fatou Jallow (en anglais)

Trois femmes ont accusé l’ancien président de la Gambie, Yahya Jammeh, de viol et d’agression sexuelle pendant son mandat. Fatou "Toufah" Jallow est la première survivante à raconter son histoire en public. (© Human Rights Watch)

Des « filles du protocole » prises au piège

Les ONG accusent par ailleurs Yahya Jammeh d’avoir « recruté personnellement des 'filles du protocole’ qu’il a ensuite harcelées sexuellement ». Selon d’anciens responsables interrogés et selon deux femmes qui ont travaillé comme « filles du protocole », Jammeh et ses assistants « offraient à ces femmes, outre un salaire versé par l’État, des cadeaux, de l’argent et des privilèges, à condition qu’elles acceptent d’avoir des relations sexuelles avec lui ». Un ancien proche collaborateur du président estime que Jammeh « sélectionnait lui-même ces jeunes femmes pour assouvir ses fantasmes sexuels ».

« Anta » fut l’une d’entre elles. À 23 ans, elle est repérée par le président lors d’un événement public. Jammeh lui promet une bourse d’études, raconte-t-elle, puis lui offre un nouveau smartphone. « Un jour, Jimbee [Jammeh] m’a demandée de l’accompagner dans la pièce où se trouvait Son Excellence. Quand je suis arrivée, deux sœurs de Jimbee étaient là aussi. On m’a demandé de m’asseoir à côté du président et il s’est mis à caresser mon corps. Quand je lui ai demandé d’arrêter, il m’a dit que je ne devais pas oublier qu’il soutenait ma famille et qu’il pouvait arrêter de le faire à tout moment. Je me suis tue et, ensuite, Son Excellence nous a donné 100 000 [dalasis] (2500 dollars) à partager entre nous, les femmes. »

Quelques jours plus tard, la cousine du président l’emmène dans la chambre du chef de l’État. C’est l’heure du « massage ». Laissée seule, « Anta » aurait été déshabillée dans un mélange de promesses et de menaces. « J’ai pensé que je n’avais pas le choix », témoigne-t-elle. « Ce jour-là, il a eu des relations sexuelles non protégées avec moi, ce qui m’a mise très mal à l’aise. » Jimbee Jammeh organise son installation forcée à la Présidence, « que ça me plaise ou non, car c’était la décision du président, donc je ne pouvais pas désobéir ». À la présidence, raconte Anta, « on n’avait pas de vie. Je n’avais le droit de sortir qu’avec Jimbee ou si le lendemain était un jour de congé – et même dans ces cas, j’étais uniquement autorisée d’aller voir ma mère ». Une fois, elle est appelée au milieu de la nuit pour se rendre dans la chambre du président, avec qui elle est contrainte de coucher.

« Quand l’aventure était terminée, il reprenait tout »

« Binta » fut, à 22 ans, une autre de ces « filles du protocole ». On lui promet une bourse d’études aux États-Unis. Elle prépare des réunions, sert à boire, dactylographie lettres et invitations. « Mais la plupart du temps, nous n’avions pas grand-chose à faire, on ne nous donnait pas beaucoup de tâches car nous étions les filles du président », raconte-t-elle. Quand Jammeh part à Kanilai, son village natal, les filles l’accompagnent. « Quand nous étions toutes rassemblées dans un salon, ou sur la véranda, Jimbee allait dans sa chambre puis appelait une fille qui devait entrer dans ses appartements privés. Les autres restaient assises à attendre. Beaucoup de filles ont été appelées, parfois même des filles que nous ne connaissions pas. Toutes les filles savaient que lorsqu’une fille était appelée, c’était pour coucher. Certaines voulaient le faire. Elles se sentaient honorées ou voulaient de l’argent. Moi, je croisais les doigts pour qu’il ne m’appelle pas. Parfois, il faisait venir tout le monde à l’intérieur et nous regardions la télé. C’était plus agréable », témoigne-t-elle. Binta y croise Anta.

Si une fille tombe enceinte, elle est renvoyée, explique Binta. « Quand il avait une aventure avec une femme, il la traitait comme une chose qui lui appartenait. Parfois, la femme recevait une maison et une voiture, mais il fallait qu’elle accoure chaque fois qu’il voulait coucher avec elle. Alors, beaucoup en avaient marre. Mais quand l’aventure était terminée, il reprenait tout. » Tel est le sort de Binta lorsqu’elle ose se refuser au président. « Il s’est mis en colère et m’a mise dehors. Le lendemain, on m’a ordonné de partir. C’était un samedi. Le lundi, je devais aller à l’ambassade des États-Unis pour l’entretien en vue de l’obtention du visa. J’avais été admise dans une université américaine et Jammeh avait promis de financer ma bourse d’études. Mais il a appelé Sanna Jarju [le chef du protocole] et l’a chargé de me dire que je ne devais pas y aller. Ma bourse d’études a été annulée. »

Un système de prédation

En 2015, Fatoumatta Sandeng raconte avoir reçu un coup de téléphone de Jimbee Jammeh qui lui dit : « Le président a besoin de vous demain. » D’après Sandeng, Jimbee insiste sur le fait qu’elle doit venir seule et non pas, comme elle le proposait, avec les autres membres de son groupe de musique ou son manager. Elle refuse. Avant de recevoir un appel du chef du protocole qui lui dit que c’est un « ordre ». Sandeng est conduite à Kanilai. Pendant les trois jours suivants, raconte Sandeng, Jimbee Jammeh l’empêche de quitter l’hôtel, tandis que sa rencontre avec Jammeh est reportée. Le quatrième jour, Jammeh devant se rendre à un enterrement, la cousine lui remet 50 000 dalasis et la laisse partir, contre la promesse qu’elle reviendra. « En y repensant, j’ai eu de la chance de pouvoir m’enfuir et d’échapper au sort que d’autres femmes ont subi », conclut-elle.

Fatoumatta Sandeng est la fille d’un célèbre militant de l’opposition politique en Gambie, Solo Sandeng, dont la mort en garde à vue, en 2016, a marqué le déclenchement du mouvement de protestation qui a emporté le régime de Jammeh. Elle est également porte-parole de la « Campagne pour traduire Yahya Jammeh et ses complices en justice » (#Jammeh2Justice). Cette campagne a été mise en place en octobre 2017 par HRW et son entreprenant avocat américain, Reed Brody, qui avait été le chef d’orchestre de la campagne qui a déjà conduit au jugement de Hissène Habré.

Interview avec Marion Volkmann, coordinatrice de la Campagne #Jammeh2Justice à Banjul

Vidéo diffusée le 9 avril 2018 (© JusticeInfo.net)

L’exploitation sexuelle de femmes par Jammeh était connue parmi ses proches, précise le communiqué de presse. HRW et Trial ont recueilli les dépositions d’anciens responsables du régime qui décrivent la manière dont « des membres de l’entourage du président faisaient régulièrement pression sur des femmes pour qu’elles rendent visite au chef de l’État ou travaillent pour lui ». Ces « rabatteurs » témoignent que Jammeh « avait également des relations sexuelles avec des militaires chargées de sa protection rapprochée ainsi qu’avec d’autres fonctionnaires à son service ». HRW et Trial disent avoir interrogé huit anciens représentants du gouvernement – dont deux hommes ayant travaillé au service du protocole, quatre agents du service de protection rapprochée ainsi qu’un ancien haut responsable de l’agence nationale de renseignements – et plusieurs autres témoins. Tous ont souhaité rester anonymes.

En attendant la Commission vérité

Avec ce rapport, les deux ONG maintiennent la pression dans leur campagne en vue d’obtenir l’extradition de l’ancien président, en exil en Guinée équatoriale depuis qu’il a perdu l’élection de 2016 et été contraint de quitter le pays. Selon les ONG, Jimbee Jammeh se trouve également en Guinée équatoriale.

La publication de ce rapport devance le calendrier établi par la Commission vérité, réconciliation et réparations (TRRC), qui tient audience en Gambie depuis le 7 janvier et suit une stratégie à la fois chronologique et thématique. Dans leur communiqué, les ONG appellent la TRRC à se saisir de ces accusations et recommande la poursuite de leurs auteurs devant la justice. Reed Brody précise, dans un entretien à Justice Info, qu’il ne s’agit « pas du tout de faire pression » sur la Commission. « Jusqu’ici, nous n’avons aucune raison de douter de la détermination de la TRRC d’enquêter sur cette question », dit-il. « Cela aurait été mieux qu’ils attendent », confie pourtant Essa Faal, le conseil principal de la TRRC, responsable clé de la programmation des audiences. L’histoire de la prédation sexuelle qu’aurait institué Yahya Jammeh deviendra sans nul doute encore plus publique dans quelques mois, quand ces victimes, ou d’autres, seront appelées à témoigner devant la TRRC.