Lafarge en Syrie: des stocks de ciment et une réunion qui interroge les juges

2 min 46Temps de lecture approximatif

En décembre 2014, trois mois après la prise de l'usine Lafarge en Syrie, le groupe EI s'est déjà emparé de 65.000 tonnes de ciment. Dans les silos, 50.000 autres tonnes sont au coeur d'une troublante réunion évoquée dans des notes récemment déclassifiées.

Le ministère de la Défense a déclassifié le 3 mai ces notes "Confidentiel défense" à la demande des juges qui enquêtent sur les soupçons de financement par le cimentier de groupes armés, dont l'organisation jihadiste Etat islamique (EI), pour continuer à produire malgré la guerre, entre 2011 et 2015.

Après la mise en examen de huit anciens cadres et dirigeants, l'étau judiciaire s'est resserré autour du cimentier franco-suisse avec la mise en examen le 28 juin de Lafarge SA, holding propriétaire de la filiale syrienne LCS, pour "financement d'une entreprise terroriste" et pour "complicité de crimes contre l'humanité", une première pour une entreprise française.

Dans ces notes dont a eu connaissance l'AFP, les services de renseignement décrivent les appétits d'hommes d'affaires et du groupe EI pour les précieuses ressources de l'usine de Jalabiya, dans le nord, occupée par les jihadistes de septembre 2014 à février 2015 avant qu'ils en soient chassés par les forces kurdes. Certaines notes émanent de la DGSE (Direction générale de la sécurité extérieure), l'un des services de renseignement qui a été régulièrement informé depuis Paris de la situation locale par le directeur sûreté du cimentier.

En cette fin 2014, l'EI n'est toujours pas parvenu à remettre en route l'usine en partie sabotée par des salariés avant sa prise par les jihadistes le 25 septembre.

A l'époque, le groupe cherche dans la région des revendeurs pour 150.000 tonnes, selon une note du 5 janvier qui précise que Lafarge en a été informé via l'un de ses plus gros clients. L'EI s'est déjà accaparé 65.000 tonnes du ciment de l'usine. Valeur estimée: 6,5 millions de dollars. Mais les silos ne sont pas encore vides.

En coulisses, des hommes d'affaires turcs et Amro Taleb, un Syro-Canadien considéré comme un intermédiaire de Lafarge lié à des fournisseurs réputés proches de l'EI, échafaudent des projets de relance de la cimenterie contre le versement au groupe armé de 10% des bénéfices.

- "Consultant environnement" -

Le 30 décembre 2014, les "services" rapportent qu'une réunion s'est tenue en ce sens huit jours plus tôt à la frontière turco-syrienne entre "l'émir de Daech", Abou Loqman, un homme d'affaires syrien et Amro Taleb. Les discussions auraient abouti à un "contrat" entre le jihadiste et l'entrepreneur syrien pour la vente d'un "reliquat" de 50.000 tonnes de ciment estimé à 5 millions de dollars. Une réunion présentée plus tard par la DGSE comme une "tentative d'escroquerie" d'Amro Taleb, selon une note de juillet 2016 à la suite des révélations du Monde sur l'affaire.

Le 9 janvier 2015 au siège de Lafarge à Paris, il aurait affirmé pouvoir activer un contact direct de "l'émir" pour relancer la production sous contrôle de l'EI. Mais devant le refus du cimentier, il aurait menacé de tout raconter sur les présumés contacts du groupe avec l'organisation jihadiste, selon la DGSE.

La réunion de décembre 2014 interroge les juges car à cette date, Amro Taleb, recruté en 2013 officiellement comme "consultant environnement", apparaît encore rémunéré par la filiale syrienne pour ses services d'intermédiaire avec l'EI, jusqu'au 31 janvier 2015 suivant.

Le 14 juin, dans le bureau des juges, l'ex-PDG Bruno Lafont, mis en examen pour "financement d'une entreprise terroriste", a dit ignorer les contrats liant Lafarge à l'intermédiaire et n'avoir "rien su" du devenir du "stock de ciment" dont les parties civiles soupçonnent qu'il aurait pu être vendu aux jihadistes.

Il a martelé n'avoir appris l'existence de versements à l'EI qu'à partir d'août 2014 et avoir alors été "extrêmement clair": "aucun paiement à Daech ne pouvait intervenir".

"Il est important que les magistrats puissent faire la lumière sur ce qui s'est exactement passé après l'évacuation de l'usine et que pour cela les juges demandent un réquisitoire supplétif" pour élargir l'enquête à cette possible transaction, a commenté auprès de l'AFP Marie Dosé, avocate de l'association Sherpa, partie civile.

Ces documents démontrent selon elle que "l'Etat français avait une parfaite connaissance des liens qu'entretenaient Lafarge et ses intermédiaires avec l'EI".