OPINION

La question de la responsabilité des entreprises et de la justice transitionnelle au Myanmar

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Le 1er février 2016, le parlement birman, élu démocratiquement après cinq décennies de dictature militaire, a tenu sa première session. Etant donné l’enjeu que représente le contrôle des ressources naturelles et son rôle dans le conflit qui a divisé le pays, il serait essentiel que les responsables politiques abordent la question de la responsabilité des entreprises dans les mécanismes de justice transitionnelle, afin de mettre un terme à l’impunité, de traiter des causes du conflit et de parvenir à une transition viable et à un développement économique.

Pour le moment, ni la justice transitionnelle ni la responsabilité des entreprises – qui implique la mise en œuvre de mesures responsabilisant celles-ci en matière de violations des droits de l’homme – ne sont à l’ordre du jour de l’agenda politique. La croissance économique étant une priorité, tout ce qui pourrait faire fuir les investissements – entre autres toute mention de la responsabilité des entreprises – suscite une grande appréhension. Mais la question de la responsabilité des entreprises n’en reste pas moins importante et elle ne devrait pas être négligée au nom du développement économique.

 

 

Shwe Dagon Pagoda, Yangon (photo: Irene Pietropaoli)

 

Violations des droits de l’homme par les entreprises : antécédents et situation actuelle 

Dès son indépendance en 1948, le Myanmar s’est enlisé dans la guerre civile la plus longue au monde, opposant les militaires au pouvoir aux nombreux groupes ethniques du pays. Selon les estimations, 600 000 personnes ont perdu la vie dans ce conflit et un million ont été déplacées. Au cours de ces cinq dernières décennies, l’ONU et les organisations des droits de l’homme ont documenté des violations massives et systématiques des droits humains par la junte militaire telles que les crimes de guerre, les crimes contre l’humanité et les allégations de génocide. Les minorités ethniques en ont été la cible principale, en faisant l’objet d’exécutions extrajudiciaires, de torture, de viols, de déplacements et de travail forcés.

Le conflit armé entre les groupes ethniques et le gouvernement porte sur les revendications autonomistes des minorités, mais il s’est nourri de la lutte pour le contrôle des ressources naturelles, situées principalement dans les régions touchées par la guerre et où se trouvent ces ethnies. Ainsi par exemple, les mines de jade le plus précieux du monde se situent dans l’Etat Kachin et attisent le combat entre le gouvernement et l’Armée indépendante Kachin. Les projets hydroélectriques enflamment également la situation et mettent en péril le processus de paix.

 Dans le passé, les compagnies étrangères, souvent partenaires de sociétés détenues par l’armée, en particulier dans le secteur extractif, ont été impliquées dans des cas sérieux de violation des droits de l’homme. Le problème est toujours d’actualité. Parmi les exemples de sociétés en connivence avec le gouvernement et portant atteinte aux droits de l’homme, on peut notamment citer la compagnie chinoise Wanbao qui exploite une mine de cuivre en partenariat avec la Union of Myanmar Economic Holdings, propriété de l’armée. Au fil des ans, les forces armées ont expulsé des milliers de personnes avec la complicité des entreprises et parfois même avec leur participation. La mine de cuivre de Leptadaung a été le théâtre de confrontations particulièrement violentes entre les forces de sécurité et les communautés locales. En 2012, une attaque de la police contre des villageois et des moines qui protestaient contre les impacts négatifs de l’exploitation minière a fait plus d’une centaine de blessés, dont certains ont été victimes de graves brûlures ou d’handicapes permanents par l’emploi de grenades de phosphore blancs à leur encontre.

 Les sociétés appartenant à l’armée et les compagnies en collusion avec le pouvoir, accusées d’atteintes graves aux droits de l’homme dans le passé, contrôlent toujours l’économie et des violations des droits humains liées au développement économiques, tels que la confiscation de terres et les déplacements forcés, continuent à se produire actuellement.

 

Justice transitionnelle et responsabilité des entreprises : opportunités et obstacles

 

Depuis 2011, le gouvernement a pris quelques dispositions initiales en matière de justice transitionnelle et de responsabilité. Les réformes ont abouti à la levée des sanctions économiques et une forte hausse des investissements étrangers. Le président U Thein Sein a accordé un certain nombre d’amnisties, et depuis, des milliers de prisonniers politiques ont été libérés. Des enquêtes parlementaires se sont penchées sur les confiscations de terres et le gouvernement a crée une commission nationale des droits de l’homme. Un processus de négociations de 18 mois avec les groupes ethniques a conduit à un accord de cessez-le-feu national partiel en octobre dernier. Des élections générales tenues en novembre se sont soldées par la victoire de la Ligue nationale pour la démocratie de Aung San Suu Ky.

L’accord de cessez-le-feu tout comme les élections ont toutefois leurs limites, mais ils constituent néanmoins un pas en avant vers la démocratie et la paix. En revanche, la culture d’impunité et de népotisme hérité du passé risque d’entraver la transformation du Myanmar. En 2015 la répression des voix dissidentes s’est accentuée et la montée de l’intolérance religieuse n’a pas pu être freinée. Les Rohindyas, une minorité musulmane à qui le gouvernement refuse les droits à la citoyenneté, sont toujours discriminés et au moins 140 000 d’entre eux vivent encore dans des camps qu’on peut qualifier de ghettos. La détresse de cette minorité, la ré-arrestation d’anciens prisonniers d’opinion et d’autres mesures à l’encontre d’autres personnes, montrent que la transition n’est pas gagnée d’avance. Les militaires refusent de renoncer aux 25 pour cent de sièges parlementaires que leur confère la constitution ; leurs partenaires commerciaux détiennent pour leur part toujours un pouvoir politique et une influence considérables. Ce rôle dominant ne les prédispose pas à aborder le problème des violations passées et actuelles.

Le 28 janvier, à l’occasion de son avant dernière réunion, le gouvernement sortant s’est prononcé en faveur de l’adoption de la Loi de sécurité sur les présidents, en vertu de laquelle les anciens chefs d’Etats se voient octroyer une sécurité et une immunité personnelles. Cette loi a été très critiquée par les associations de défense des droits de l’homme. Au Myanmar, de nombreux responsables politiques rechignent à aborder les questions du passé en raison d’une mauvaise compréhension de la justice transitionnelle, pensant que celle-ci se limite aux poursuites et que la responsabilisation des entreprises implique tout simplement leur responsabilité juridique.

Certaines tentatives cherchant à obtenir justice se sont soldées par un échec. Ainsi, au mois de mars de l’année dernière, un groupe de moines blessés durant la répression menée à Letpadaung a déposé des plaintes pénaux et civils contre le ministre de l’intérieur et la police, mais l’affaire a été rejetée. Consciente de la crainte de l’armée face à d’éventuelles sanctions et du fait que pour gouverner de manière efficace, il est nécessaire de préserver un certain équilibre, Aung San Suu Kyi a dores et déjà sous-entendu qu’elle accepterait de laisser de côté les questions du passé. Si les nouveaux responsables politiques n’envisagent pas de sanctions, l’idée de la responsabilité juridique des entreprises effleure encore moins leur esprit. Ils craignent que mettre l’armée et les entreprises complices face à leur responsabilité pour des violations passées puisse intensifier les tensions existantes.

La société civile a encouragé les processus d’expression de la vérité. Les organisations internationales ont appelé l’ONU à mettre en place une commission d’enquête pour savoir si les Rohingyas avait fait l’objet d’un génocide. Les initiatives de recherche de vérité devraient aussi traiter de la question de la responsabilité des entreprises au Myanmar, comme cela a été le cas dans d’autres pays. Par exemple, la Commission de la Vérité et de la Réconciliation en Afrique du Sud a conclu que leur impact avait été essentiel dans l’économie de l’Afrique du Sud du temps de l’apartheid. L’examen du rôle des entreprises dans les cas de violations passées permettra au Myanmar de trouver le chaînon manquant de la vérité sur le passé, et de mieux comprendre la dynamique qui a contribué au conflit.

D’autres tentatives antérieurs au Myanmar ont donné des résultats médiocres. En réponse à l’indignation générale après la répression de Letpadaung, le gouvernement a décidé de former une commission d’enquête, présidée par Aung San Suu Kyi, pour évaluer les séquelles écologiques et sociales de l’exploitation minière. La commission a exigé de la société Wanbao de restituer une partie des terres confisquées et elle augmenté le montant de la compensation, mais elle recommanda tout de même le maintien des activités. Les communautés locales ont fortement critiqué les conclusions du rapport qui ne tient pas la police pour responsable et ne protège pas les habitants de la région d’éventuelles expropriations de terres par la suite. Les autorités doivent néanmoins encore mener une enquête sur la police ou sur Wanbao, qui ont été à l’origine d’une nouvelle attaque en 2014.  En février, la société annoncé qu’elle reprendrait  activités en mai , ce qui constitue dores et déjà un défi pour le nouveau gouvernement

Par ailleurs, les organisations de la société civile demandent aussi régulièrement la reconnaissance des violations par leurs auteurs et souhaitent que le gouvernement présente des excuses. Mais jusqu’à présent, les autorités ont généralement réagi à ce genre de demande, soit en faisant la sourde oreille soit en niant les allégations. Toutefois, il est intéressant de signaler une des rares exceptions, liée à l’épisode des mines de Letpadaung : les responsables de la police locale ont demandé pardon pour leur participation à la répression des manifestants en 2012. Cependant les sociétés impliquées dans cette affaire et dans d’autres cas de violation des droits humains n’ont ni présenter des excuses ni même reconnu les faits. Or il s’agit là de gestes qui s’avéreraient importants pour une réconciliation.

On parle, plus récemment, aussi de réparations. Une commission d’enquête au Myanmar serait la mieux placée pour recommander les réparations compensant les violations. Comme on l’a vu dans le passé, en Afrique du Sud, par exemple, la CVR a formulé plusieurs recommandations dans ce sens en proposant : un impôt sur la fortune, une taxation unique sur les recettes des entreprises et le versement d’un don selon un taux forfaitaire par les plus grandes compagnies cotées à la bourse. Si de telles mesures étaient prises au Myanmar, cela permettrait des compensations de groupes qui n’iraient toutefois pas sans difficultés. D’abord, une telle approche générique par rapport à l’implication des entreprises pourrait empêcher les tentatives visant à des réparations proportionnelles aux degrés de complicité des entreprises dans les atteintes aux droits de l’homme. De plus, une mesure de taxation générale ne permettrait qu’une compensation financière et favoriserait la déresponsabilisation des entreprises et la non-reconnaissance des dérives du passé. Il serait préférable de recommander la restitution des terres confisquées ou une indemnisation qui profite directement aux victimes et qui établit un lien entre les réparations et la responsabilité de l’entreprise en question pour un abus précis.

Enfin, en prévision de violations futures, la question de la responsabilité des entreprises devrait être traitée dans le cadre des réformes institutionnelles – comme celles de la loi foncière par exemple – que le Myanmar est en voie d’entreprendre pour mieux parvenir à une transition viable et à un développement fondé sur les droits. Les changements dans le régime foncier et l’utilisation des terres sont des questions très importantes au sein de la transition politique et économique du Myanmar. Si les différends à propos des terres ne sont pas résolus, ils risquent de nuire au processus de paix. La nouvelle politique nationale de l’utilisation des terres, annoncée en janvier, se réfère aux principes de l’investissement responsable, aux droits de l’homme et à la protection de l’environnement, ce qui offre une base solide pour la future réforme du droit foncier. L’autre réforme importante concerne les entreprises publiques, en particulier des secteurs du pétrole, du gaz et des mines, afin d’assurer une meilleure transparence des recettes publiques. Déjà, le premier rapport issu de l’Initiative pour la transparence dans les industries extractives du Myanmar contient un niveau d’information sur les activités des entreprises qui aurait été « impensable » il y a quelques années. Le partage des revenus des ressources naturelles devrait également être un des éléments clés de la construction de la paix et de décentralisation au Myanmar.

L’équilibre entre l’encouragement de la responsabilité des entreprises et l’attraction des investissements étrangers est très délicat. Le Myanmar n’est pas le premier pays à être confronté à ce genre de défi. En Afrique du Sud, aucune des recommandations de la CVR concernant les entreprises n’a été mise en œuvre, par crainte d’effets négatifs sur les investissements étrangers. Le gouvernement sud-africain s’est également opposé au début aux plaintes déposées aux Etats-Unis contre plusieurs multinationales pour l’obtention de réparations en faveur des victimes de l’apartheid. La CVR au Libéria a, pour sa part, enquêté sur les crimes économiques relatifs à l’exploitation des ressources naturelles, qui ont été un facteur essentiel dans la guerre civile de 1979 à 2003. Cependant, ni le recouvrement des biens ni la responsabilité juridique n’ont été obtenus au bout du compte. Entre 2006 et 2011, le gouvernement d’Ellen Johnson Sirleaf, lauréate du prix Nobel, a octroyé des droits sur plus d’un tiers des terres du Libéria aux sociétés forestières, minières et agricoles, semant ainsi les germes d’un conflit futur. Les décisions problématiques de « la Dame de fer » libérienne illustrent les défis que devra relever la « Dame de Rangoon » pour renégocier le pouvoir, traiter des violations des entreprises et allouer le contrôle des ressources naturelles.

La justice transitionnelle et la responsabilité des entreprises ne requiert pas de mécanismes coûteux et à grande échelle. Le gouvernement du Myanmar devrait : mettre en place des politiques durables concernant les investissements futurs, reconnaître le rôle des entreprises dans les cas passés de violation des droits de l’homme et aborder le problème des confiscations de terres, pour éviter ces situations se reproduisent à nouveau.

Doctorante à la Middlesex University School of Law de Londres, Irene Pietropaoli réside à Yangon, au Myanmar, où elle travaille comme consultante sur les questions des entreprises et des droits de l’homme pour Amnesty International.