Le Kenya en guerre contre "le discours de la haine"

Le Kenya en guerre contre ©Simon Maina / AFP
Nairobi, 17 juin 2016 - Les députés F.Waititu (à gauche) et M. Kuria saluent leurs supporters depuis le box des accusés
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Dans ce qui a été salué comme un pas dans le combat contre le discours de la haine, la police kényane a arrêté en début de semaine huit parlementaires soupçonnés d'avoir prononcé des paroles pouvant inciter aux violences inter-ethniques. Les huit parlementaires, qui clament leur innocence, ont été libérés sous caution vendredi après avoir été inculpés pour propos haineux et incitation à la violence. Leurs procès devraient se dérouler du 7 au 11 juillet. Les plaies sont encore ouvertes au Kenya après les violences postélectorales de 2007-2008 qui avaient fait plus de 1000 morts et des centaines des déplacés. Beaucoup de Kényans sont dans la crainte de nouvelles violences alors que des élections générales sont prévues en 2017.

« Le consensus général parmi les Kényans est que le discours de la haine ne doit jamais être toléré », écrit le Kenyan Standard dans un éditorial. « Nous pouvons avoir nos divergences politiques, parce que c'est cela la démocratie, mais les intérêts du pays doivent toujours venir en premier lieu  ».
Les inculpés sont les députés Moses Kuria, Ferdinand Waititu et Kilimani Ngunjiri de la coalition Jubilee au pouvoir ainsi que Timothy Bosire, Junet Mohammed, Aisha Jumwa, Florence Mutua et le Sénateur Johnson Muthama de l'alliance de l'opposition CORD. Les huit ont été arrêtés après des semaines de manifestations de l'opposition contre la Commission nationale électorale que le chef de l'opposition, l'ancien Premier ministre Raila Odinga accuse de lui avoir volé la victoire à la présidentielle de 2013 qu'il a perdue face à Uhuru Kenyatta, actuel chef de l'Etat.
Le procureur soutient que le député Kuria, élu de Gatundu-Sud, terre d'origine du président Kenyatta, a prédit l'assassinat de Raila Odinda pour avoir dirigé des manifestations ayant détruit des biens de tiers. Le représentant de Gatundu-Sud s'exprimait en langue vernaculaire Kikuyu lors d'une cérémonie religieuse à Nairobi le 13 juin. Toujours selon le procureur, Waititu aurait également appelé à l'assassinat du chef de l'opposition alors que Ngunjiri, s'exprimant en swahili, aurait proposé de renvoyer « dans leur région natale » dans l'ouest du pays, les gens de l'ethnie Luo vivant dans la ville de Nakuru. Tous ces trois députés sont, comme le président Uhuru Kenyatta, membre de l'ethnie Kikuyu alors que Raila Odinga est de l'ethnie Luo.
S'agissant des opposants, le procureur accuse Junet, Muthama, Bosire, Mutua et Jumwa d'avoir menacé lors d'une conférence de presse le 13 juin à Nairobi de créer le chaos et d'envahir le Quartier général de la police si « certaines personnes » n'étaient pas arrêtées.
Les violences interethniques qui avaient fait plus de 1000 morts après les élections générales de 2007 avaient principalement opposé des Kikuyus d'un côté, à des Luos et des Kalenjins de l'autre côté.
Le président Kenyatta (Kikuyu) et le vice-président William Ruto (Kalenjin) avaient été inculpés par la Cour pénale internationale (CPI) pour leur responsabilité présumée dans ces affrontements mais les poursuites ont été finalement abandonnées.

Libérés sous caution

Les huit personnalités ont comparu pour la première fois le mardi 14 juin devant la Haute Cour à Nairobi. Après avoir entendu les arguments de leurs avocats, la Cour a décidé de prolonger leur garde à vue jusqu'à vendredi, un délai demandé par le procureur pour des enquêtes approfondies.
Pour le camp Jubilee, Maître Francis Munyororo s'est vainement opposé à cette détention, invoquant les droits constitutionnels des suspects. L'avocat a souligné que les trois députés étaient prêts à se présenter à la police chaque fois que de besoin.
Pour les parlementaires du CORD, le Sénateur et avocat James Orengo a eu beau plaider qu'ils s'étaient volontairement rendus à la police, sans attendre d'être arrêtés.
Le juge Daniel Ogembo a rappelé qu'une détention avant le procès peut être nécessaire pour préserver l'ordre public et a insisté sur la gravité des allégations.
Les huit parlementaires ont à nouveau comparu le vendredi 17 juin, audience à la fin de laquelle ils ont été remis en liberté sous caution après avoir été inculpés pour discours haineux et incitation à la violence. Les audiences sur le fond se dérouleront du 7 au 11 juillet prochains.

Débat sur la liberté d'expression

En cas de condamnation, les huit représentants du peuple risquent jusqu'à 3 ans de prison ou une amende d'un million de shillings kényans (environ 10 000 dollars). Mais les activistes des droits de l'homme pensent que la Constitution du Kenya n'est pas suffisamment claire en ce qui concerne les limites de la liberté d'expression. Ils prédisent ainsi que la tâche pourrait être difficile pour le procureur. « L'incitation à la violence est différente du discours de la haine », rappelle Harun Ndubi, un juriste de Nairobi spécialisé en droits de l'homme. « Le discours de la haine est en soi si fluide qu'il est difficile de monter un dossier ».
Pour tenter d'endiguer la violence politico-ethnique après les événements de 2007-2008, le Kenya a créé la Commission Nationale pour la Cohésion et l'Intégration (National Cohesion and Integration Commission - NCIC) dont le mandat est notamment de traquer le discours de la haine. Mais cette Commission n'a pas la compétence de mener des poursuites judiciaires.
Par ailleurs, 10 affaires en relation avec le discours de la haine sont actuellement pendantes devant les tribunaux, sans qu'aucune n'ait abouti à une condamnation. « Quand vous regardez la loi sur la NCIC, elle vise l'ethnicité alors que le discours de la haine va au-delà de l'ethnicité ou de l'incitation politique », relève Lawrence Mute, membre de la Commission nationale kényane des droits de l'homme (Kenya National Commission for Human Rights - KNHCR). Le commissaire se demande ainsi « en vertu de quelle loi » poursuivre, par exemple, une personne suspecte de propos haineux basés sur le genre. La Commission nationale des droits de l'homme a tout de même averti la classe politique qu'elle indexerait les tenants du discours va-t-en-guerre pour les empêcher de se présenter aux élections.