Tunisie : la campagne de Manich Msamah contre les copains et coquins de l'ancien régime

Tunisie : la campagne de Manich Msamah contre les copains et coquins de l'ancien régime©DR
Wanted
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 Face à des médias, qui préparent le terrain de la « réconciliation » en déroulant leur tapis rouge devant les caciques de l’ancien régime, le groupe « Je ne pardonnerai pas » déploie sa campagne Wanted. Depuis un peu plus d’un mois, ces jeunes justiciers de minuit s’acharnent à couvrir la ville de posters d’hommes qui ont participé activement à la mise en place d’un système répressif et corrompu. « Et la reddition des comptes avec ce passé ?, »s’interrogent-ils à travers cette action.

A l’origine, de la campagne Wanted, un photo-choc, datée du 5 mai 2016. L’image, inattendue, fait le tour de la toile. Elle montre l’homme d’affaires et gendre préféré de l’ex président Ben Ali, tout sourire, serrant la main au vice-président de l’Instance vérité et dignité (IVD) au moment de la signature d’un accord d’arbitrage et de réconciliation de l’instance avec ce proche de l’ancien chef d’Etat. Dans sa déclaration relayée par le site de la commission vérité qui a suivi l’accord, Chiboub, poursuivi dans douze affaires liées à des malversations économiques et financières, ne se départit pas de son arrogance légendaire. Chose qui exacerbe la colère des jeunes activistes de Manich Msamah (je ne pardonnerai pas), un collectif créé spontanément l’été 2015 dans l’objectif de faire tomber le projet de loi sur « la réconciliation économique et financière », une initiative législative du président Béji Caied Essebsi.

Lorsque le maitre de la propagande sous Ben Ali est invité à Carthage

« Nous estimons que l’IVD a commis une erreur de communication autour de cette opération. Elle a présenté Slim Chiboub comme un leader. Depuis, les télévisions se l’arrachent. Scandaleux : l’homme ne fait face à aucune demande de reddition des comptes », s’insurge Samar Tlili, 27 ans, membre fondateur de « Je ne pardonnerai pas ».

Après avoir été discutée, préparée et ficelée dans le secret d’un groupe privé sur Facebook, la riposte des jeunes atterrit dans la rue. Leur champ d’action privilégié, là où ils renouent avec la liberté, la fureur, la créativité et l’énergie des jours de révolution…

Sur une affichette couleur sépia, comme dans un remake de film western, le gendre de Ben Ali est proclamé Wanted (recherché) contre une somme de 100 000 000 $. Au dessus du logo de Manich Msamah, illustré par le marteau de la justice, le branding de l’affichette tranche : « Convoqué par la justice pour escroquerie du peuple tunisien ! ».

Le 16 mai, un autre sinistre symbole de l’ancien régime est reçu par le Président Béji Caied Essebsi : Abdelwahab Abdallah, l’ancien maitre absolu de la propagande et de la désinformation sous Ben Ali. Ce « Goebbels tunisien » comme il est surnommé est tenu responsable, par les jeunes de Manich Msamah, de l’affaiblissement méthodique du secteur de la presse pendant les 23 ans de règne de l’ex président et de la répression de beaucoup d’esprits libres, dont le cyber journaliste Zouheir Yahiaoui, décédé en 2005 à 35 ans, des suites de la torture qu’il subit en prison.

Le poster de Abdelwahab Abdallah couvrira lui aussi les murs de la ville de Tunis. Il sera « recherché » parce que « Demandé par la justice et non pas par les premières loges du palais de Carthage ! », tombe la « sentence » des justiciers de minuit, toujours baignant dans cet esprit de rébellion, d’irrévérence, d’humour et de menace qui imprègne l’identité du groupe entrainant chaque jour l’élargissement de son cercle d’adeptes.

Un homme d’appareil de la machine Ben Ali : « je ne regrette rien »

Ce jeudi soir 16 juin, la campagne Wanted sera totalement consacrée à Mohamed Ghariani. Le mot d’ordre fait le tour de la page Face book privée du groupe 24 heures auparavant. Comme d’habitude, on commence à affûter ses armes sur les réseaux sociaux en attendant d’investir la rue.

Mohamed Ghariani, dernier secrétaire général du parti-Etat de l’ex président Ben Ali, le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), dissous en mars 2011, est invité ce soir par la caméra cachée, « Allo Jeddah », qui fait le buzz sur la télé privée Attassia (la Neuvième) depuis le début du mois de ramadhan, le 6 juin dernier. Comme tous ceux qui l’ont précédé sur le plateau de l’émission, Mohamed Ghariani est piégé par la voix de Ben Ali, prétendument transmise en direct via Skype d’Arabie Saoudite, alors qu’a côté, en régie, la super star, l’humoriste Migalo s’évertue à mimer les intonations de colère, d’émotion, de sarcasme et de rigolade de l’ex président. Ghariani, ce fidèle parmi les fidèles, un homme dur, un homme d’appareil, évoquera alors les « réalisations », du dictateur déchu et déclare « ne point regretter » cette période où le pays était dirigé par Zine Abidine Ben Ali.

L’apparition télévisuelle de l’un des symboles les plus marquants de l’ancien régime est une aubaine pour les militants de Manich Msamah. Leur réaction se veut à la mesure de cette nouvelle tentative des médias de « reluire l’image » de l’ancien chef d’orchestre du parti-Etat…

 

« Convoqué par la justice et le voilà qui trône partout »

En cette nuit chaude du dixième jour de ramadan, Wissem Sghaier, 33 ans, cadre à l’Observatoire national de la jeunesse, est un jeune homme très occupé.

Il est 21h lorsqu’a partir de la terrasse d’un petit café situé au centre-ville de Tunis, il commente en direct sur son portable la campagne hashtag de Manich Msamah dirigée contre Mohamed Ghariani, tout en se prêtant à l’interview de Justiceinfo. Mais sa mission cette nuit consiste surtout à coordonner, par téléphone, la « descente » Wanted de ses amis. Les centaines de posters qu’ils placarderont à l’intérieur des wagons et sur les panneaux de toute la ligne du métro n°4 allant vers le Bardo, dans la banlieue ouest de Tunis, montrent le portrait de Mohamed Ghariani. Le slogan de l’affichette dénonce: « Convoqué par la justice et le voilà qui trône partout ! ».

« Vous vous partagerez en deux bandes de quatre cette fois-ci. Deux assurent la garde, un prépare le matériel et le dernier est chargé du collage. Chaque groupe prendra la ligne du bout opposé et vous vous retrouverez à la fin au milieu de la voie 4. Faites attention aux gardes des stations. Ils sont en état d’alerte depuis que nous avons mené la même mission il y a trois jours sur la ligne 3. Mais attendez un peu avant de partir sur le terrain. Sortez aux environs de minuit, le temps que les rues commencent à se dépeupler », avertit le jeune homme, doté d’une expérience de journaliste dans une revue de l’opposition sous Ben Ali et d’une carrière de militantisme politique dans une université quadrillée par la police.

Sur son portable s’affiche un hashtag d’un de ses amis de Manich Msamah, qu’il like et partage tout de suite : « Mohamed Ghariani passe le plus clair de son temps sur les plateaux TV. Il se la joue innocent et émet des théories sur la révolution. Nous craignons qu’un jour où l’autre en se retournant, nous ne le surprenions en train de coller son poster Wanted à nos côtés ! ».

 

« A nous la rue, à eux les médias mainstream »

 Chiboub, Ghariani, Abdallah…sous les pieds de ces hommes clés de l’ancien régime, qui ont pris part à la mise en place d’un système basé sur la peur, le népotisme et la corruption, les médias mainstream déroulent, depuis quelques mois, leurs tapis rouges. 

« Conviés et interviewés avec tous les égards par les radios et les télévisions les plus influentes en termes de taux d’audiences, voilà qu’ils gagnent une nouvelle virginité, une aura, une image de marque, un honneur qu’on avait cru perdus à tout jamais dans le sillage de la fuite de l’ex président en Arabie Saoudite le soir du 14 janvier 2011 », proteste Samah Aouadi, 25 ans, l’un des porte-parole de Manich Msamah.

Wissem Sghaier est du même avis : « Nous avons remarqué qu’après avoir soutenu dans leur majorité le projet de loi du Président, les médias tunisiens s’appliquent d’une manière méthodique depuis le mois d’avril dernier à normaliser les caciques de l’ancien régime. C’est de la manipulation. Une manière pernicieuse pour préparer le terrain au consentement des masses vis-à-vis du projet de réconciliation de BCE. Malheureusement, les médias continuent à pratiquer une allégeance totale par rapport au système. D’ailleurs, ce n’est pas un hasard qu’excepté les sites indépendants, se comptant sur les doigts d’une seule main, le mouvement Manich Msamah a été boycotté par la presse locale : nos communiqués, nos prises de position et nos mobilisations n’ont jamais été publiés ».  

 

Accusés d’ «incitation à la haine contre des personnalités politique sans autorisation » 

Parce qu’elle est conçue dans un esprit de réactivité à l’actualité de la « réconciliation » et surtout d’interactivité l’opération Wanted fait des émules un peu partout en Tunisie et ailleurs. Des posters des trois personnalités que fustigent les militants de Manich Msamah sont téléchargés et imprimés librement à partir de la page Facebook publique du groupe. Les affichettes envahissent aujourd’hui des endroits stratégiques du pays. Jouant sur la provocation, ils assaillent les intersections et les ronds points les plus fréquentés, colonisent les panneaux publicitaires, confisquent la blancheur des murs du siège du gouverneur de Tunis et même ultime défi, ils s’affichent sur la façade principale… d’un poste de police dans la médina de Tunis. Ils accaparent les entrées des villes de Nabeul, Sfax, Kasserine, Sousse, le Kef…Leurs traces sont visibles à Paris, au quartier de la Villette, à Nancy, en Ukraine...

« Les jeunes ne se reconnaissent plus dans le discours figé et les méthodes archaïques et peu transparentes des partis politiques tunisiens, y compris ceux de gauche. Nous ne sommes pas prêts à subir leurs conflits remontant aux années 70. Trop de magouilles, trop de manœuvres de coulisses, trop de corruption, trop de calculs électoralistes marquent ce milieu. Si Manich Msamah et sa campagne Wanted font autant d’émules c’est parce que nous adoptons, tel le mouvement Podemos en Espagne et les Nuits Debout en France, des répertoires d’action quelque peu anarchistes, en tout cas non institutionnalisées. Nous sommes soudés autour d’une idée, unis autour de valeurs. Les idéologies ne nous intéressent pas. Des leaders ? Il y en a parmi nous. Mais ce sont des leaders, d’une nuit, d’un moment. Ils gèrent une crise. Une autre action enfantera un autre leader. Ainsi va notre groupe », précise Wissem Sghaier.

Rançon de ce succès : la police, harcèle, poursuit et interpelle sans arrêt les activistes de Wanted. Une équipe des forces de l’ordre a même été chargée de décoller chaque matin les posters de ces Zorro de la justice transitionnelle. Le 8 juin dernier, Wissem Sghaier a passé, avec ses amis, une nuit entière dans un poste de police de la capitale.

Les questions des agents du renseignement, que le jeune homme connaissait du temps de la dissidence, pleuvent : « Qui êtes-vous ? Combien êtes-vous ? Comment vous organisez-vous ? Où avez-vous placé vos posters ? ». Il est libéré à l’aube contre un PV où il se voit accusé d’ « affichage sauvage et d’incitation à la haine contre des personnalités politique sans autorisation préalable » (sic !).

« Plus ils nous poursuivent, plus notre résistance grandit et plus la campagne gagne en popularité. Les agents de l’ordre public n’ont rien retenu de la leçon de la révolution ! », sourit Wissem Sghaier.

Cet article est le deuxième de notre série consacrée à Manich Msamah