Il est préférable que les Africains jugent les Africains, selon le procureur de l'affaire Habré

Il est préférable que les Africains jugent les Africains, selon le procureur de l'affaire Habré©Photo AFP
Mbacké Fall, procureur près les Chambres africaines extraordinaires
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Après de longues années de bataille judiciaire menées par les victimes d'Hissène Habré, l'ex-dictateur tchadien a finalement été jugé par les Chambres africaines extraordinaires (CAE) au Sénégal et condamné à perpétuité le 30 mai dernier pour crimes de guerre, crimes contre l'humanité et tortures. Il a fait appel de cette décision. Dans un entretien avec JusticeInfo.net, Mbacké Fall, le procureur général près les CAE, fait part de sa satisfaction, espérant que ce jugement envoie un signal clair à ceux qui, parmi les dirigeants africains, se livrent à des  violations graves des droits de leurs administrés.

Comment avez-vous accueilli le jugement ?

Mbacké Fall : En tant qu'organe poursuivant, ayant déclenché l'action publique, j'ai fait des réquisitions dans le sens de la reconnaissance de cette culpabilité en vue d'une condamnation à perpétuité. J'ai été suivi dans mes réquisitions, c'est donc tout naturellement que j'ai accueilli ce verdict avec beaucoup de fierté.

Est-ce un procès exemplaire ? Faut-il y voir un exemple pour les autres dictateurs ?

MF : C'est un procès exemplaire pour les dirigeants africains qui s'adonnent aux violations des droits humains et du droit international humanitaire. Cela va nécessairement les faire réfléchir, qu'ils soient actuellement au pouvoir et qu'ils veuillent s'y maintenir par la commission de ce type de crimes ou qu'ils aspirent au pouvoir et veulent y accéder par des moyens illicites, telles que ces violations graves des droits de l'Homme.

Selon vous, est-ce préférable que les Africains soient jugés par des Africains ? Pourquoi ?

MF : L'article 17 du statut de Rome (créant la Cour pénale internationale) parle du principe de complémentarité, il implique cette possibilité : que les Africains soient jugés par les Africains eux-mêmes. C'est aux Etats de prendre leurs responsabilités. La CPI ne doit entrer en compte que si les Etats africains eux-mêmes sont incapables de le faire. Il est donc préférable que les Africains jugent les Africains, cela montre aussi que nous prenons nos responsabilités, et que nous sommes en mesure de poursuivre ces crimes contre l'humanité.  

On a beaucoup souligné le rôle des parties civiles dans cette affaire. Avez-vous travaillé de concert avec elles ou au contraire considérez-vous que vos intérêts ont pu diverger ?

MF : C'est le procès des parties civiles. Elles ont mené un combat durant 25 ans. Elles sont allées jusqu'en Belgique avec cet objectif, mais l'extradition d'Hissène Habré a été refusée par le Sénégal. Par conséquent, le Sénégal a dû prendre ses responsabilités d'autant plus que la Cour Internationale de Justice l'a exhorté à le faire. Les parties civiles n'étaient pas simplement des participants, elles ont donc pu fournir énormément d'éléments de preuve que l'on a pu corroborer avec d'autres éléments comme les rapports d'ONG telles que Human Rights Watch, Amnesty International et de la Commission d'enquête nationale du Tchad. Le peu de divergences s'expliquait par le temps qui s'est écoulé, les victimes ne se souvenaient pas de tout, et parfois l'émotion aussi jouait. Mais globalement nous avons fait cause commune, et cela a été très bénéfique.

Quelles conséquences de ce procès sur l'image du Sénégal à travers le monde ? Peut-on penser que la compétence universelle pourrait permettre d'y poursuivre d'autres personnes ?

MF : Au vu des échos sur le plan international, on constate que la communauté internationale a apprécié le rôle joué par le Sénégal dans la poursuite d'Hissène Habré. Le Sénégal a aujourd'hui la possibilité de juger les crimes internationaux quelle que soit la nationalité des personnes concernées. Tout étranger peut être poursuivi au Sénégal pour crimes internationaux. La réforme du code pénal de 2007 le permet à condition qu'une des victimes réside au Sénégal ou bien que le Sénégal demande l'extradition (du suspect) s'il est à l'étranger ou alors s'il est arrêté au Sénégal. C'est une grosse avancée, donc même si les Chambres africaines disparaissent, le Sénégal peut continuer de poursuivre un auteur étranger ayant commis des crimes internationaux à l'étranger sur des étrangers.

Quelle est la suite de la procédure ? Et l'avenir des CAE ?

MF : Les CAE ont une compétence et un temps d'existence déterminés. Une sentence sur les intérêts civils est prévue en juillet, mais avec l'appel interjeté par l'accusé de sa condamnation pénale, nous nous acheminons vers une nouvelle procédure cette fois-ci devant la Chambre d'appel. Elle rendra une décision insusceptible de pourvoi en cassation. Une fois le verdict rendu en appel, la CAE d'assises est dissoute de plein droit. Cela dit, les CAE dans leur ensemble pourraient servir, après évaluation, de modèle à l'échelle africaine dans la mise en place de juridiction spécialisée dans la lutte contre l'impunité.

Quelle est votre réaction face aux critiques selon lesquelles vous auriez dû poursuivre également Idriss Deby ? Faut-il mettre cela sur le compte d'une quelconque pression politique ?

MF : Non pas du tout. Nous avons travaillé sur la base des documents et des plaintes des victimes. A aucun moment Déby n'a été mis en cause de façon expresse. A supposer même qu'il y eût des éléments probants de nature à mettre en cause sa responsabilité pénale, l'immunité de juridiction dont il jouit aurait constitué un obstacle juridique à toute poursuite immédiate. En effet, le statut des Chambres africaines extraordinaires ne prévoyait pas la levée de l'immunité des Présidents en exercice, contrairement au statut de Rome qui dispose en son article 27-2 : « les immunités ou règles de procédure spéciales qui peuvent s'attacher à la qualité officielle d'une personne, en vertu du droit interne ou du droit international, n'empêche pas la Cour d'exercer sa compétence à l'égard de cette personne ». Seules quelques dispositions de l'article 27-1 ont été transposées dans le statut des Chambres africaines et elles sont relatives à des questions d'imputabilité puisqu'il est indiqué que la qualité officielle de l'accusé ne l'exonère en aucun cas de sa responsabilité pénale et ne peut non plus constituer un motif d'atténuation de la peine encourue. Par conséquent il ne faut pas confondre imputabilité et immunité, ce sont deux choses différentes*.

Comment évaluez-vous la coopération du gouvernement tchadien ? Le jugement dans la précipitation à N'Djamena de complices présumés de Habré a-t-il tronqué votre dossier/enquête?

MF : Oui, nous l'avons déploré. Nous aurions voulu que le caractère international des Chambres puisse prendre le dessus sur la compétence des juridictions nationales. Le Tchad fait partie de l'Union Africaine et avait l'obligation de mettre en œuvre l'Accord de coopération judiciaire signé entre le Sénégal et le Tchad. C'est pour cela que nous avions demandé que la primauté des poursuites soit accordée aux Chambres africaines s'agissant des personnes principalement impliquées dans les crimes internationaux commis entre le 7 juin 1982 et le 1er décembre 1990. Mais le Tchad a considéré que les personnes poursuivies par les CAE et détenues à N'Djamena ne pouvaient pas faire l'objet d'une extradition. Ce refus de transfèrement de Saleh Younouss et de Mahamat Djibrin dit « El Djonto » respectivement directeur et chef de service de la DDS (Direction de la documentation et de la sécurité, la sinistre police politique de Habré, NDLR) a été un obstacle à la bonne manifestation de la vérité : ces personnalités proches de Habré auraient pu en effet nous apporter plus d'informations sur le système qui existait et les relations avec leur supérieur. Cela aurait nui à sa stratégie du silence sans doute. Les trois autres fugitifs n'ont pas été retrouvés en dépit du mandat d'arrêt international. On a eu le repenti Bandjim (Bandoum Bandjim, principal cadre de la police politique de Habré, NDLR) qui nous a tout de même donné sa version des faits, et cela nous a suffi.

Quel a été pour vous le moment le plus frustrant dans cette affaire ? Et votre plus grand motif de satisfaction ?

MF : Le moment le plus frustrant pour moi fut celui de ne pas avoir à ma disposition les deux personnes poursuivies au Tchad. Aussi d'un point de vue plus procédural, nous avons eu des retards de calendrier imputables aux difficultés de coopération avec le Tchad : problème de visas, absence de passeports, problèmes de santé etc. Il faut une coopération appuyée pour avoir cette compétence universelle effective.

Le moment du verdict reste la plus grande satisfaction pour un parquetier : mes réquisitions ont été suivies. Au cours du procès, il y a eu beaucoup de moments d'émotion, les parties civiles se sont exprimées à cœur ouvert. Je pense particulièrement aux femmes victimes de violences sexuelles qui ont pu témoigner, ou, les personnes qui ont décrit leur conviction qu'elles ne ressortiraient jamais vivantes de leur geôle, qu'elles ne reverraient plus jamais leurs proches. Nous avons visionné des vidéos dans lesquelles l'une des victimes s'est reconnue en criant « c'est moi ! c'est moi ! » Elle était devenue méconnaissable. Elle se disait presque morte, heureusement l'ouverture des prisons a eu lieu 48 heures plus tard. Nous avons eu aussi le témoignage d'un métis arrêté car on le prenait pour Libyen, lui, a survécu au pire.

 

*En d'autres termes, si des crimes commis auraient pu être imputables à Déby, certes il demeure responsable pénalement de ces actes, mais jouit en ce qui concerne les statuts des CAE d'une immunité temporaire en tant que président en exercice.