Comment la Tunisie va garder la mémoire numérique de sa Révolution

Comment la Tunisie va garder la mémoire numérique de sa Révolution©FETHI BELAID / AFP
Un employé enlève le portrait du Président tunisien Zine El Abidine Ben Ali le 17 janvier 2011
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Avec le soutien des Archives nationales et de la Bibliothèque nationale, un collectif d’universitaires met à la disposition des chercheurs 1070 vidéos et autant de photos reconstituant les 29 jours de la Révolution. En 2018, une partie de ces archives numériques seront présentées lors d’une exposition à Tunis et au Musée des civilisations de l’Europe et de la Méditerranée (MUCEM) à Marseille, en France.

Sept ans après le soulèvement de janvier 2011 et face à l’oubli inhérent au temps qui passe, à la nostalgie du régime de Ben Ali mais également au déni d’un événement majeur de l’Histoire contemporaine de la Tunisie, la mémoire de la Révolution flétrit au gré des jours dans la tête des Tunisiens. C’est probablement ce qui a poussé un groupe d’universitaires à se constituer en collectif pour monter un projet d’archivage et de sauvegarde des 29 jours de la Révolution tunisienne (du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011). D’autant plus que révolution sans leader, sans direction, ni manifeste, elle a été transmise grâce à une image d’amateurs et via les réseaux sociaux dans une ambiance d’absence des journalistes d’un terrain quadrillé par la peur, la censure et la police.

La révolution a inauguré  « le mariage des nouvelles technologies et de la rue » ainsi que l’ère de la communication numérique. Témoin des soulèvements populaires, l’image a fonctionné comme un moteur de leur propagation et, si elle a modifié le langage politique, elle a introduit un nouveau type de communication et donc un nouveau type de pensée », affirme Rabaâ Ben Achour Abdelkéfi, universitaire, écrivaine et coordinatrice passionnée et engagée du projet.

Un fonds fragile, épars et périssable

Toutefois ces images numériques produites dans leur majorité par des blogueurs, des manifestants et des passants, envoyées par les cyberdissidents à des télévisions étrangères comme Al Jazeera, France 24 et BBC Arabic pour casser le mur du silence imposé par le régime, présentent un important potentiel de fragilité. Il s’agit en fait d’un matériau épars et périssable. Un fonds précieux mais susceptible de déformation, de falsification et de piratage. Effet du temps : déjà des vidéos de manifestations ou de funérailles de victimes des violences de la police de Ben Ali ont disparu de Daily Motion.

Lancé en 2016, le projet de sauvegarde des archives de la Révolution a démarré avec le soutien actif des Archives nationales et de la Bibliothèque nationale. Il a donné lieu à un cadre méthodologique de recherche et à trois séminaires de restitution. Sa première étape est achevée, elle consiste dans la collecte des documents sur tout le territoire de la République. Trois enquêtrices formées par le collectif ont commencé par prospecter auprès des familles des morts par balles répertoriés par le Rapport de la Commission d’investigation sur les violations et les dépassements commis pendant les évènements du 17 décembre 2010 au 14 janvier 2011. Ces familles les ont renvoyées vers d’autres sources. De fil à aiguille, elles ont pu collecter 1070 vidéos et autant de photos.

Authentification des images par recoupement

Passibles de montages et de transformations, les documents ont été passés au peigne fin par les vidéastes, informaticiens, documentalistes-archivistes et les historiens du collectif.

« On procède au visionnage de l’ensemble des vidéos. Leur authentification se fait à travers leur  recoupement avec d’autres photos et de l’ensemble des vidéos du même moment. On passe par la suite à la datation, à la reconnaissance des personnes et des lieux. Ce travail est aujourd’hui achevé », précise Rabaâ Ben Achour Abdelkéfi.

Le fonds documentaire des 29 jours de Révolution, qui s’est enrichi en cours de route de caricatures, slogans, graffitis, articles de journaux, blogs, statuts Facebook, poèmes, et chansons servira aux historiens, aux sociologues, aux linguistes, aux spécialistes de la communication et aux artistes. Un site créé prochainement, permettra l’accès au fonds documentaire à tous les usagers.

L’historienne Kmar Bendana, membre du collectif, participe à la réflexion sur cette collecte et sa valeur scientifique.

« Ces vidéos me permettent d’aller à la rencontre d’autres récits que je ne connais pas, notamment sur la journée du 14 janvier et de la fuite précipitée de Ben Ali, où des zones d’ombre persistent encore. Elles me donnent à voir la pluralité des acteurs et des apports qui ont été à l’origine de tous les inattendus de la journée du 14 ».

Une exposition pour réveiller les émotions

La collecte des traces des journées de braise du soulèvement tunisien se poursuit notamment en France et auprès des télévisions étrangères. Les chaînes Al-Arabya et Al-Jazeera sont aussi détentrices d’archives qui ont subi parfois un travail de montage.

« Médiatiser ces archives permettra d’acquérir d’autres fonds  et ouvrira un champ encore plus large à la recherche scientifique et artistique. C’est la raison pour laquelle, outre les trois  journées d’étude qui ont été organisées les 7 septembre 2016, 11 mars 2017 et 12 décembre 2017, se tiendra en juin 2018, un dernier séminaire de restitution.  Le 17 décembre 2018, une exposition itinérante et modulable sera inaugurée au musée du Bardo, à Sidi Bouzid et au MUCEM, à Marseille », affirme Rabaâ Ben Achour Abdelkéfi.

Kmar Bendana espère plus que tout  que l’exposition puisse réveiller les émotions très fortes qui ont gagné les Tunisiens dès l’avènement de la Révolution.