OPINION

Gambie : " beaucoup de recyclage d'anciens de l'ère Jammeh", dénonce une défenseure des droits de l'homme

Gambie : ©AFP/Seyllou
Manifestation de victimes de l'ancien régime Jammeh en avril 2017
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Un an après la fin des 22 ans de dictature sanglante de Yahya Jammeh, un vent de liberté souffle désormais sur la Gambie. Mais, en même temps, plusieurs citoyens de ce petit pays d’Afrique de l’Ouest supportent mal la tendance du nouveau régime à « faire du neuf avec du vieux ». Fatou Jagne Senghor, Gambienne, défenseure des droits de l’Homme et responsable Afrique de l’Ouest de l’ONG Article 19, a confié ses peurs et déceptions à JusticeInfo.Net. A commencer par la gestion du service secret, anciennement National Intelligence Agency (NIA).

JusticeInfo : Quelle était la place de la National Intelligence Agency dans le dispositif de répression de Yahya Jammeh ?

Fatou Jagne Senghor : Il est clair que, durant les 22 ans de répression, le service qui était au cœur de la répression, c’était la National Intelligence Agency (NIA) et qui était auteur de la majorité des violations des droits de l’Homme. Il a donc récemment changé de nom(ndlr : de National Intelligence Agency à State Intelligence Service). Il y a eu quelques réaménagements au niveau de la direction, parce que l’ancien directeur a été démis, arrêté et détenu en prison dans le cadre d’une procédure judiciaire ouverte contre lui.

Cette agence faisait peur ?

Cette agence faisait peur, en effet. Parce qu’elle enlevait les gens les soirs chez eux et les faisait disparaître. Elle avait des chambres de torture dans ses locaux mais aussi en d’autres endroits du pays. Et lorsqu’on évoquait le NIA, tout le monde avait peur. Et malheureusement, elle n’épargnait personne. Que ce soient les dissidents politiques, les journalistes, les hommes d’affaires, les fonctionnaires, les chercheurs à l’Université, les hommes en tenue, personne n’était à l’abri, une fois qu’on avait maille à partir avec le gouvernement ou le président, dont elle dépendait directement. Vraiment c’est une agence qui a un passé très lourd dans l’histoire répressive de ce pays.

Le changement de nom n’est qu’une étape. Personnellement je pense que cette agence devrait carrément disparaître, du fait des preuves de son inutilité pendant toutes ces années et surtout du fait des abus qu’elle incarnait. Aujourd’hui, il est vrai que les Gambiens n’ont plus peur, mais les Gambiens ont des ressentiments par rapport à cette agence. Quoiqu’on ait changé quelques têtes, le système est resté. Des gens qui travaillaient dans ce lieu sont toujours là-bas. On pense que, pour la mémoire des victimes, mais aussi pour l’intégrité des données, des actes beaucoup plus forts devraient être posés. Que déjà les données soient protégées, mais aussi que des mesures beaucoup plus transparentes soient prises pour que la population sache ce qui est fait et pourquoi c’est fait. C’est sur ces plans qu’on a encore quelques frustrations.

  Fatou Jagne Senghor

Beaucoup d’anciens agents de la NIA sont toujours là, à leurs postes ?

Oui, beaucoup sont là, à leurs postes ou à d’autres postes aussi stratégiques. Et ça inquiète les Gambiens. Parce qu’on a l’impression qu’il y a beaucoup de recyclage des anciens collaborateurs de Jammeh qui sont reconnus comme l’ayant soutenu ouvertement et qui étaient aussi des hommes et femmes du système. Tout cela crée des frustrations et le processus de réconciliation annoncé pour les mois qui viennent ne risque pas d’être une affaire facile. Il est vrai qu’il faut éviter la chasse aux sorcières, surtout dans un pays petit pays comme la Gambie, mais en même temps, il faut de la précaution et de la diligence pour éviter que des gens qui ont commis des violations massives des droits humains puissent être recyclés systématiquement dans le nouveau système, sans qu’on ne puisse expliquer aux Gambiens pourquoi. Cela risquerait de pousser les Gambiens à douter du processus.

Si on doit faire la réconciliation nationale, pourquoi ne pas attendre qu’on finisse tout ce processus et qu’on voie qui doit retourner à son poste et qui ne doit pas l’être, avant de reprendre ces personnes ? D’autant que le président lui-même avait dit, dès l’entame de son mandat, qu’il ne souhaiterait pas travailler avec des anciens ministres et anciens ambassadeurs de Jammeh, parce que c’étaient eux les piliers de l’ancien régime. Même si ces gens peuvent avoir des choses à apporter, on ne peut pas être ministre ou ambassadeur d’un régime qui a fait 22 ans et retourner après l’oppression faire comme si de rien n’était. Ce sont des élections qui ont chassé Jammeh et nous sommes dans une transition, mais la Gambie n’est pas un pays normal. Elle sort d’une oppression et on ne peut pas faire comme des pays qui ont connu des changements démocratiques où on peut reconduire tout le monde et continuer d’avancer.

C’était une grande crise, une grande division, le pays était au bord de l’explosion. Ces auteurs de crimes doivent rendre compte d’une manière ou d’une autre ne serait-ce que dire la vérité et permettre aux victimes de savoir qui était responsable de quoi. Aujourd’hui ce qu’on voit c’est ce contraste entre le désir de vouloir apaiser, d’aller vers la justice et la compromission avec les anciens membres du système. Et on sent qu’il y a beaucoup de pressions à l’interne de ces fonctionnaires qui étaient dans le système et qui cherchent à s’accrocher. On attend beaucoup de tacts mais aussi beaucoup d’audaces de la part du nouveau gouvernement.

Avez-vous l’impression que la nouvelle administration n’est pas assez audacieuse vis-à-vis des ex agents de Jammeh ?

C’est difficile à dire. Mais il y a un manque de diligence sur certains dossiers. Vous ne pouvez pas avoir certaines personnes qui ont représenté le système à des niveaux très élevés et qui se sont opposées aux activistes, aux médias, et qui ont joué des rôles déterminants dans la répression et revoir ces personnes qui retournent à des postes stratégiques. Et de plus en plus, l’on pense que si on n’arrive pas à bouger sur certains dossiers, c’est parce qu’on veut faire du neuf, avec du vieux. Vous ne pouvez pas compter sur des gens qui ont appartenu à l’ancien système pour faire des réformes, surtout des réformes qui vont les toucher.

Vous pensez à qui par exemple ?

Je ne vais pas citer de noms. Mais il n’y a pas mal d’ambassadeurs qui ont été gardés. Et beaucoup de gens se demandent sur la base de quels critères ils ont été gardés. Est-ce à cause de la proximité politique, familiale, personne ne sait pourquoi certains ambassadeurs de Jammeh ont été gardés. Et pourtant, ces gens ont été des piliers du système Jammeh. Certains même font face à la commission qui audite la gestion économique de Jammeh. Et on se rend compte que beaucoup de ces personnes étaient des collaborateurs de première ligne de Jammeh et ont été vraiment actifs dans le pillage du pays. Quand on regarde cela, on se dit qu’il y a un manque de vigilance, alors que le président avait promis de sélectionner soigneusement les membres de son administration, estimant qu’il y avait assez de Gambiens compétents qui pouvaient occuper les postes. Mais qu’est-ce qui a changé entre-temps, personne ne sait ? Il n’a pas expliqué cela aux populations. Mais vous savez, une transition, c’est la compétence, mais aussi la crédibilité et l’engagement pour le changement. Si, pendant 22 ans, vous n’avez fait qu’opérer sur la base de directives du dictateur, je ne suis pas sûre que vous puissiez apporter du neuf. Mais on a l’impression que ce sont ces gens qui sont récompensés à la fin de la dictature. Et ça, beaucoup de Gambiens ne le supportent pas.

Parlant justement des anciens pro-Jammeh, il y a eu deux généraux qui ont été arrêtés récemment à Banjul. Que sait-on de ceux personnes ?

C’étaient des personnes qui étaient très proches de l’ancien président et qui étaient parties avec lui, dans le cadre des négociations qu’il y a eues avec les institutions comme la CEDEAO et d’autres. Et aujourd’hui, à la surprise générale, ces gens-là, sont revenus dans le pays sans que personne ne puisse s’en rendre compte. Cela démontre encore une fois un déficit très grave par rapport aux règles de sécurité. Comment ces gens peuvent revenir après un an presque jour pour jour, sans pour autant qu’on les arrête à l’aéroport, alerter les autorités et les interroger sur leur motivations ? C’est un flou total autour de ce dossier. Actuellement, les forces de la CEDAO sont encore là, mais il faut un plan clair en matière de sécurité pour le pays, après le départ des forces de la CEDEAO.