Résilience : lorsque la violence politique se mue en violence criminelle

Résilience : lorsque la violence politique se mue en violence criminelle©Marvin Recinos, AFP
Un soldat patrouille dans les rues de San Salvador alors que la violence atteint de nouveaux sommets, 19.10.2017
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Selon l’institut de sondage Gallup, les cinq pays les plus dangereux du monde en 2017 sont le Vénézuela, l’Afrique du Sud, le Salvador, le Soudan du Sud et le Libéria. A l’exception du Vénézuela, les quatre autres pays ont connu une guerre civile, dans laquelle le Soudan du Sud reste à ce jour plongé. En revanche l’Afrique du Sud, le Salvador et le Libéria ont tourné depuis longtemps la page de la violence politique, mais, héritage de celle-ci, la violence criminelle a pris le relais. Une prise de conscience est nécessaire pour mieux comprendre les liens entre conflits armés et violence criminelle.

L’Afrique du Sud, le Salvador et le Libéria ont en commun d’avoir mis en place des Commissions vérité et réconciliation au sortir de l’apartheid ou des conflits armés. Ces commissions avaient fait la lumière sur les violences politiques qui avaient ensanglanté leur société. Celle d’Afrique du Sud est souvent présentée comme un modèle et les deux autres firent un travail honorable. Fruit de la transition pacifique et de la démocratie, l’Afrique du Sud possède aujourd’hui une des constitutions les plus progressistes du monde. Au Libéria, des élections se sont déroulées en décembre dernier dans un climat pacifique portant au pouvoir l’ex-star du football, George Weah, alors que l’ex-président Charles Taylor purge une peine de 50 ans de prison pour crime contre l’humanité lié à son rôle dans la guerre civile du Sierra Leone qui fit 70.000 victimes.

L’Afrique du Sud, le Salvador et le Libéria sont devenues aujourd’hui des sociétés pluralistes où les libertés politiques et civiques sont devenues une réalité, mais où la criminalité atteint des niveaux record. Or, le continuum entre violence politique et criminelle est insuffisamment exploré, comme si une société devenait subitement différente dès lors que la paix a été signée. Pourtant, une société brutalisée et traumatisée par des années de conflit porte en elle les séquelles de la violence pour longtemps. Des séquelles qui se traduisent notamment par l’ampleur des violences domestiques.

Un quart des hommes en Afrique du Sud dit avoir violé une femme

Les chiffres font frémir. Dans ce petit pays d’Amérique centrale de 6.4 millions d’habitants qu’est le Salvador, 15 personnes sont assassinées en moyenne chaque jour. Rapporté à la population, le Salvador détient le triste record du monde d’homicides. La terrible guerre civile (1979-1992) entre l’extrême-droite et des groupes armés marxistes a moins tué que la criminalité actuelle. En Afrique du Sud, quelques 20.000 personnes ont été assassinées en 2017, soit une moyenne de 52 par jour.  Selon un sondage effectué auprès de 4000 femmes, une sur trois affirment avoir été victimes de violences sexuelles, un chiffre tenu pour sous-estimé ! La police a répertorié l’année dernière 40.000 allégations de viols, soit 109 par jour en moyenne. Un quart des hommes avouent avoir violé au moins une femme, et les trois-quarts d’entre eux l’ont fait avant qu’ils aient atteint l’âge de 20 ans.

Le fait est là. Une société, lorsqu’elle est exposée pendant des années aux violences d’un conflit armé, développe des modes de résilience. Elle s’adapte à la nouvelle réalité, absorbe des nouveaux modes de comportements et de nouvelles valeurs, et se transforme en profondeur, même lorsque la paix revient. L’identité narrative, soit la manière dont une société et les communautés qui la composent se perçoivent et écrivent leur roman national, évolue. L’ex-Haut Commissaire aux droits de l’homme de l’ONU, Mary Robinson souligne ainsi le poids de l’apartheid dans le développement d’une « culture de violence à l’ensemble de la société, les inadéquations de la justice et un « report de l’agressivité », où le viol est compris comme un acte de pouvoir dans une société aux valeurs patriarcales, mais déstructurée par l’apartheid et le chômage».

La violence a changé de registre

En passant d’une société en conflit à une société en paix, la violence en Afrique du Sud a changé de registre. Il ne s’agit pas de justifier en aucune manière la situation présente, mais de constater avec Myriam Houssay-Holzchuch, la somme de toutes les violences subies simultanément par la société sous l’apartheid et son héritage : « Violence économique des inégalités sociales créées par le système ; déshumanisation de la victime par le tortionnaire et déshumanisation du tortionnaire lui-même ; violence légale des exécutions et des châtiments corporels institutionnalisés ; violence symbolique des lois racistes et violence physique de leur application ; violence privée et violence publique ; violence criminelle et violence politique ; violence individuelle et violence d’Etat… ».

La fin de la violence verticale infligée par le pouvoir blanc est devenue une violence horizontale, celle qui conduit à cette explosion de la criminalité où les pauvres s’en prennent essentiellement à d’autres pauvres par intériorisation des normes et des conduites dans un Etat, qui fut lui-même né d’une colonisation impitoyable. La violence d’Etat a transformé les identités sociales, développant une masculinité toxique rendant acceptable les violences sexuelles en Afrique du Sud.

Parfois, des solidarités de groupes se constituent, les identités se ferment et rigidifient. Dans certaines couches de la population, l’autre (cela peut être un autre réseau criminel) est perçu comme une menace à éliminer. La violence est devenue une valeur intégrée dans les modes de comportement. Le développement des gangs au Salvador et en Afrique du Sud témoignent de cette réalité. Parfois, l’exemple vient du haut, comme en Afrique du Sud, où le chef de l’Etat, Jacob Zuma a été accusé de viol (il fut finalement acquitté) en 2006, mais reste accusé dans de nombreuses affaires de corruption. Au Guatemala, autre pays qui a vécu une terrible guerre civile, la violence, la criminalité et la corruption ont aussi imprégné le système social. En Amérique latine, depuis les années 1980, les juntes militaires ont cédé la place à des transitions démocratiques. Mais, comme le note David Garibay, « ces transitions ne sont pas véritablement parvenues à une délégitimation du recours à la violence dans les relations politiques et sociales plus quotidiennes », à fortiori dans le contexte du développement des réseaux mafieux et cartels de la drogue.

Résilience positive et négative

Ces mécanismes de résilience - tant positifs que négatifs - ont été étudiés par Amy Carpenter à Bagdad après l’invasion américaine de 2003. Le régime de Saddam Hussein était une dictature, mais la capitale irakienne demeurait multiculturelle. Lorsqu’après 2003, les violences sectaires entre chiites et sunnites ont commencé, les quartiers où vivaient différentes communautés ont élaboré des mécanismes de défense pour maintenir le vivre ensemble. Ces mécanismes ont résisté jusqu’à ce que le tissu social finisse malgré tout par se briser en 2006, obligeant les populations à se réfugier dans des quartiers désormais homogènes. D’une résilience positive, la société de Bagdad était passée à une résilience négative.

En revanche, dans un contexte bien moins dramatique, au Kenya, après les violences électorales de 2008 qui firent 1500 morts et un demi-million de déplacés, la société a su se rependre et affronter les causes des violences. Les médias ont adopté un code de conduite interdisant les appels à la haine ; une médiation internationale fut confiée à l’ex-Secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan ; de nouvelles alliances politiques sont nées débouchant sur l’Accord national et le Pacte de réconciliation. Ces diverses initiatives nées d’une prise de conscience de la société civile et des élites politiques ont fait que les élections de 2013 se sont déroulées pacifiquement.

Trop longtemps, l’attention des acteurs tant nationaux qu’internationaux est restée focalisée sur la période de transition entre la guerre et la paix, comme si ce délicat passage était garant de l’avenir. Des exemples montrent qu’il n’en est rien. Des transitions pacifiques peuvent masquer l’héritage de la violence politique. Il est crucial de comprendre les dynamiques internes d’une société, lorsque celle-ci est confrontée aux chocs d’un conflit armé et de soutenir les acteurs qui élaborent – souvent au prix de risques personnels considérables - des mécanismes de coopération et travaillent sur les racines de la violence. Pour que demain soit moins pire que hier.