Tunisie : les chambres spécialisées rendront-elles justice aux victimes ?

Tunisie : les chambres spécialisées rendront-elles justice aux victimes ?©FETHI BELAID / AFi
Une plaque en mémoire de l'opposant Chokri Belaid assassiné à Tunis le 6 février 2013
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Les chambres spécialisées commenceront à fonctionner en mars en Tunisie. L’Instance vérité et dignité (IVD) leur transmettra alors au fur et à mesure ses dossiers instruits des violations graves des droits de l’homme via le ministère Public. Des dossiers sélectionnés selon plusieurs critères.

L'Assemblée nationale constituante (ANC) a adopté en décembre 2013 la Loi organique relative à la justice transitionnelle. En prévoyant la mise en place de chambres spécialisées au sein des tribunaux des sièges des cours d’appel, la loi crée un mécanisme judiciaire des temps de transition, qui n’est concerné ni par l’imprescriptibilité des crimes, ni par l’autorité de la chose jugée. Sa finalité est la poursuite des auteurs présumés des violations des droits de l’homme commises entre juillet 1955 et décembre 2013.

Le texte précise encore que les chambres spécialisées : « statueront sur les affaires relatives aux violations graves des droits de l’homme […], à savoir notamment : l’homicide volontaire, le viol et toute autre forme de violence sexuelle, la torture, la disparition forcée et la peine de mort sans la garantie d'un procès équitable ». La loi donne également compétence aux chambres sur des affaires de fraude électorale, de corruption financière, de détournement de fonds publiChambres Spécialisées et de contrainte des personnes à l'exil politique.

 

13 chambres pour 78 magistrats spécialisés

Les juges nommés pour ces chambres doivent recevoir une formation en JT et ne doivent jamais avoir « pris part à des procès politiques », stipule encore la loi.

Chaque chambre étant composée de cinq juges et d’un substitut, 78 magistrats ont été sélectionnés par leurs pairs pour siéger au sein de 13 chambres spécialisées couvrant toute la République. Au fur et à mesure, l’IVD transmettra ses dossiers à partir du mois de mars au ministère Public, qui les soumettra à son tour, mais sans intervenir aucunement ni pour requalifier les faits, ni pour les classer aux chambres spécialisées.

« Car dans les cas de violations, l’IVD dispose des prérogatives de l’écoute des témoins, de l’investigation et de l’instruction », explique Amel Arfaoui, experte nationale en justice et justice transitionnelle auprès du PNUD.

C’est en vue du démarrage prochain du travail des chambres que le Ministère de la justice, le Conseil supérieur de la magistrature, l’Ordre national des avocats tunisiens et l’IVD, finalisent, ces jours-ci, avec l’appui du Programme des Nations Unies pour le développement (PNUD), du Haut-commissariat des Nations Unies aux droits de l’Homme (HCDH), de l’ONU Femmes et du Centre international pour la justice transitionnelle (ICTJ) les formations au bénéfice des procureurs et substituts de procureurs, des magistrats et des avocats.

 

Une stratégie de poursuites à 5 critères

L’IVD a reçu 65 000 dossiers de victimes. Seront-ils tous transférés aux chambres via le ministère Public ? « Non », réplique Amel Arfaoui. « L’IVD a établi une stratégie de poursuites. Elle ne transmettra aux Chambres Spécialisées que les dossiers répondant à cinq critères : l’échelle du crime et sa gravité, le degré de responsabilité des auteurs présumés, l’existence de preuves suffisantes, la dimension emblématique des dossiers et leur représentativité par rapport à l’Histoire. Et enfin lorsque l’affaire joue le rôle d’un plaidoyer pour la modification de la loi afin de protéger la société contre la non répétition du crime », explique l’experte. Bien sûr les magistrats peuvent procéder à des investigations complémentaires ""même si on est conscient du côté de l’IVD de l’importance de présenter des dossiers blindés ne risquant pas le non lieu au moment du verdict".
Si aucune information ne filtre sur le nombre de dossiers instruits jusqu’ici par la commission vérité, qui a connu l’été dernier une intense crise du fait d’une guerre ouverte entre quatre commissaires et la présidente de l’IVD, Sihem Bensedrine, à cause de problèmes de gouvernance interne, on sait par ailleurs que 10 000 plaintes pour torture ont été déposées à l’Instance.

Selon Amel Arfaoui, pour garantir une économie de procédure plusieurs milliers de dossiers peuvent être regroupés ensemble s’ils remontent aux mêmes auteurs du crime, un seul bourreau par exemple. Ahmed Alaoui, chercheur en justice transitionnelle au Centre Kawakibi pour les transitions démocratiques revient sur une question clé relative à la reddition des comptes : « Un délai a-t-il été fixé pour trancher dans des affaires dont les victimes attendent que justice soit faite depuis tellement longtemps ? ». Au PNUD, on nous affirme : « Nous plaidons pour limiter les délais, c’est pour cela que nous préférons nous en tenir à une juridiction à deux degrés et non pas aller jusqu'à la cassation ».

 

Moyens de preuves plus souples et plus larges

Le fonctionnement prochain des chambres spécialisées soulève d’autres questionnements. Amna Guellali, directrice de Human Rights Watch à Tunis craint que le manque de coopérations exprimé et assumé de la part des autorités vis-à-vis de l’IVD, ne se poursuive avec les Chambres Spécialisées. Elle s’interroge : « Les bourreaux et les responsables sécuritaires impliqués dans les violences à l’égard des manifestants lors de la Révolution vont-ils continuer à ignorer le processus et refuser de comparaitre devant ces chambres, comme ils se sont abstenus de se présenter devant le Tribunal militaire lors des procès des blessés et martyrs de la Révolution ? Renforcés qu’ils étaient par l’absence d’ordres tangibles donnés aux forces sur le terrain ?».

Or, rassure Amel Arfaoui, le moyen de preuve dans le domaine de la JT est : « plus souple, plus large et plus libre que dans la justice classique. On se réfère par exemple au recoupement de preuves pour instruire des dossiers ».

D’autre part, et comme le relève Amna Guellali les formes de responsabilité pénale incluses dans la législation tunisienne ne comprennent pas le concept connu en droit international comme « la responsabilité de commandement ». Ce concept tient un supérieur responsable, même lorsque la personne n'a pas ordonné le crime ou facilité sa commission, mais soit a eu connaissance, soit aurait dû savoir qu'il était susceptible d'avoir lieu et a négligé de l’empêcher ou de le soumettre à une enquête et des poursuites.

« Les législateurs devraient réviser le code pénal pour définir un crime de responsabilité de commandement cohérent avec les concepts juridiques internationaux », préconise Human Rights Watch dans un long communiqué sur les chambres spécialisées publié en mai 2014, au moment où le ministère de la Justice mettait en place une commission technique pour rédiger les textes d’application des Chambres Spécialisées.