Crimes de masse : la lutte contre l’impunité se globalise

Crimes de masse : la lutte contre l’impunité se globalise
Page de couverture du rapport annuel 2018 de TRIAL International sur la compétence universelle
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En 2017, la lutte contre l’impunité « a rarement connu un tel dynamisme », selon TRIAL International. Et ce grâce, à la compétence universelle, un principe juridique au cœur du rapport annuel de l’ONG genevoise permettant de poursuivre les auteurs de crimes de guerre, le plus souvent quand ils passent ou résident sur leur territoire.

« En 2017, des pays d’Afrique, d’Europe, d’Amérique du Nord et d’Amérique latine ont resserré l’étau sur les criminels de guerre en recourant à la compétence universelle », relève l’organisation qui s’est donné pour mission d’aider les victimes d’atrocités à obtenir justice et reconnaissance des crimes commis.

Désormais, ce ne sont plus seulement les pays occidentaux qui mettent en œuvre la compétence universelle. Des pays d’Afrique et d’Amérique latine s’en emparent, y compris pour s’en prendre à l’impunité qui peut persister en Europe de l’ouest.

C’est le cas de l’Espagne bridée par la loi d’amnistie couvrant les 40 ans de la dictature nationale-catholique du généralissime Franco, adoptée en 1977 par le parlement ibère dans le cadre de la Transition démocratique initiée après la mort du vieux dictateur. Face à cette « loi du silence », des victimes espagnoles ont trouvé en Argentine une juge disposée à les entendre et à lancer une procédure judiciaire contre leurs anciens tortionnaires. Une histoire poignante que raconte un nouveau documentaire « The silence of others » projeté au dernier Festival international du film sur les droits humains (FIFDH) dans le cadre d’un débat coorganisé la semaine dernière par TRIAL International.

 

Pour le directeur de TRIAL international Philip Grant, ce documentaire et la situation qu’il expose est révélateur des dynamiques à l’œuvre dans le champ de la justice transitionnelle : « Ce film montre que la compétence universelle n’est pas un instrument uniquement utilisé par les pays développés du Nord pour lutter contre l’impunité qui prévaut dans les pays du Sud. L’Espagne est un parfait exemple d’un pays occidental où règne une impunité totale, en l’occurrence face aux crimes de masse de la dictature franquiste. Et les victimes ont cherché à obtenir justice en Argentine. Dans le passé, des bourreaux de la dictature argentine ont été jugés en Espagne et maintenant, la situation s’est inversée. C’est un exemple assez parlant de la globalisation de la justice internationale qui est en court. »

 

De l’art de contourner les obstacles à la justice internationale

Interview du directeur de TRIAL International Philip Grant. L'entretien a été mené par  Eden Matiyas  au FIFDH.

 

JusticeInfo : Quand est-ce que le principe de la compétence universelle a-t-il été appliqué pour la première fois ?

Philip Grant : La première illustration de la compétence universelle remonte à 1961, quand l’ancien officier nazi Eichmann a été arrêté en Argentine par des agents des services de renseignements israéliens et traduit en justice en Israël. Israël l'a traduit en justice pour des crimes commis avant la promulgation de l’Etat d'Israël. L'idée derrière ce principe était qu'il représentait toutes les victimes et pas seulement les victimes israéliennes.

 Après le procès Eichmann, il y a eu une longue pose jusqu'à l'affaire Pinochet en 1998. Bien qu'il n'y ait pas eu de procès, l'affaire a été l'une des avancées les plus importantes dans l'histoire récente de la compétence universelle. C'était aussi un énorme symbole de ce que les victimes pouvaient faire lorsqu'elles avaient recours à ce mécanisme juridique. Ce précédent a mis la compétence universelle sur la carte.

 La compétence universelle est-elle acceptée et quels sont les défis à relever ?

Le principe de la compétence universelle est accepté. Elle est issue du droit international, comme les Conventions de Genève ratifiées par la quasi-totalité des Etats. La plupart des conventions ont, dans une certaine mesure, une compétence universelle dans leurs lois.

 Le problème, c’est l'application de ce principe. Il est par exemple nécessaire de disposer d'un personnel spécialisé capable de gérer des situations très complexes. Les crimes peuvent faire l'objet d'enquêtes pendant des années, la scène de crime est parfois à des milliers de kilomètres et il est difficile d'y avoir accès.

Cependant, ces affaires sont réalisables et il y a de plus en plus de condamnations. Aujourd'hui, nous voyons beaucoup de cas examinés en Suisse qui proviennent de la Gambie, de l'Algérie et d'autres pays. Cela nous montre que la compétence universelle n'est pas focalisée sur une ou deux situations, mais qu'elle s'élargit.

Quel est le rôle des ONG à cet égard et quel partenariat TRIAL International entretient avec d'autres ONG travaillant sur la question de la compétence universelle ?

Le rôle des ONG est fondamental en ce qui concerne la compétence universelle. Les ONG ont des capacités que les autorités n'ont pas. Elles travaillent par-delà les frontières et sans avoir besoin de demander la coopération du pays dans lequel nous enquêtons.

 Il convient de noter que les ONG ne sont pas là pour remplacer ou exécuter le travail du procureur, mais pour enquêter et apporter l'information aux autorités pour leur permettre de faire leur travail. De plus, les ONG sont plus flexibles que n'importe quelle force de police. Par exemple, si nous devons aller en Gambie demain, nous réservons un avion, demandons un visa et nous y sommes. Nous pouvons rencontrer des victimes, des initiés et des témoins. Nous présentons ensuite nos conclusions, donnons les témoignages des témoins et des victimes. C’est un important gain de temps pour les autorités.

Il n'y a pas beaucoup d'organisations qui ont le mandat, la capacité et l'expertise sur le terrain pour enquêter. Nous avons besoin de nous mettre en réseaux. Nous voyons maintenant des groupes de victimes se joindre à la lutte contre l’impunité aux côtés d'avocats, de défenseurs des droits de la personne et d'enquêteurs.

Par exemple, Hissene Habré, l'ancien dictateur du Tchad, a été condamné au Sénégal grâce en grande partie à de puissantes ONG s'associant également avec des groupes de victimes et des organisations locales. C'est ce qui se reproduit actuellement en Gambie, la campagne pour traduire en justice l'ancien président Yahya Jammeh. Trial International fait partie d'une coalition et nous prenons de l'élan et essayons de voir quelle voie juridique est praticable.

Pourquoi la compétence universelle ne s'applique-t-elle pas dans de nombreux cas comme en Syrie ou au Myanmar ?

Ce n'est pas grand-chose, mais il y a des affaires syriennes qui ont été portées devant les tribunaux et il y a des gens en Suède qui ont été condamnés à des peines de prison sur la base de la compétence universelle. La compétence universelle est le dernier recours et, dans certains cas, son application est difficile. Par exemple, au Myanmar, la barrière de la langue, le fait que la plupart des victimes se retrouvent au Bangladesh et le manque de capacité de mener des entretiens rendent les choses difficiles mais pas complètement impossibles. En outre, il est nécessaire de surveiller les auteurs de ces actes pour voir s'ils se rendent dans le pays où il serait possible de porter plainte contre eux. Mais il y a d'autres situations qui peuvent être plus faciles, suite, le plus souvent à un changement de régime. C’est beaucoup plus compliqué quand les personnes sont toujours en place et qu’elles bénéficient du soutien des personnes au pouvoir. Mais même dans ces cas-là, des groupes sur le terrain peuvent commencer à recueillir des éléments de preuve qui pourraient servir pour de futurs procès.

Propos recueillis par Eden Matiyas

 

Un maillage qui se globalise

Comme le détaille le rapport, «de nombreux Etats ont mis en place des unités de crimes de guerre. En 2017, ces unités spécialisées auraient enquêté, poursuivi ou traduit en justice 126 suspects des crimes les plus graves. »

Ce développement peut surprendre, alors que même les champions de la démocratie et des droits humains semblent baisser pavillon au nom de la « realpolitik » et des intérêts économiques. Philip Grant a son explication : « Cette dynamique est notamment liée à la guerre en Syrie. En raison de l’exode de centaines de milliers de Syriens, se trouvent dans les pays européens aussi bien des victimes que des suspects. Et certaines unités chargées de poursuivre les criminels de guerre entendent bien agir contre les auteurs des atrocités commises en Syrie. » Et ce, alors que le Conseil de sécurité de l’ONU continue de bloquer la saisine de la Cour pénale internationale (CPI), malgré les appels pressants de nombreux pays européens et de la Commission d’enquête indépendante sur la Syrie mandatée par le Conseil des droits de l’homme au début d’un affrontement qui s’est rapidement transformé en une guerre favorisée par le régime al-Assad.

L’accroissement des enquêtes et des procès montrent qu’une partie des victimes d’atrocités en Syrie ou ailleurs ne renoncent pas à se faire entendre devant les tribunaux, malgré les difficultés et les douleurs vécues par les victimes dans cette quête de justice.

Des lois et des moyens de les appliquer

Dans son rapport, TRIAL International souligne les conditions nécessaires pour surmonter les nombreuses embuches qui jalonnent la route de la justice internationale : « Les Etats qui octroient suffisamment de ressources aux unités spécialisées sont à la pointe du combat contre l’impunité, transformant la justice en action concrète », dit Valérie Paulet, auteure du rapport dans le communiqué accompagnant l’étude.

Philip Grant précise : « Ces affaires sont tellement compliquées. Si l’Etat ne se dote pas de compétence et d’expertise en la matière, on est vite confronté à des blocages. Il est nécessaire d’avoir une collaboration à l’intérieur des Etats, que les services d’immigration soient en mesure de filtrer les personnes qui sont soupçonnées d’avoir commis des crimes de guerre, mais aussi capables d’auditionner les victimes. Il n’est en effet pas rare de trouver victimes et bourreaux dans un même centre d’enregistrement de requérants d’asile. Il faut aussi des procureurs spécialisés et une coopération internationale. Et là, il reste beaucoup à construire. Même si les unités de crimes de guerre de différents pays se réunissent deux fois par année à La Haye pour échanger des informations et partager leurs expériences. »

La Suisse à la traine

Un dispositif judiciaire insuffisant dans deux pays européens, selon le rapport de l’ONG : « le Royaume-Uni, par exemple, a fusionné le mandat de cette unité avec celui de la lutte contre le terrorisme. Le travail de l’unité suisse (MPC) est, quant à lui, limité du fait que ses ressources soient partagées avec celles de l’entraide judiciaire. »

Philip Grant commente : « Très bon élève sur le papier, la Suisse est un demi-cancre dans la pratique. La Suisse a de bonnes règles mais ne se donne pas les moyens de les mettre en pratique. Pour le Ministère public de la Confédération (MPC), ce n’est pas une priorité. »