OPINION

Opinion : questions sur la recherche à tout prix d’un deuxième génocide au Rwanda

Opinion : questions sur la recherche à tout prix d’un deuxième génocide au Rwanda©Nelson Gashagaza/Wikimedia, CC BY-SA
A l'intérieur du Mémorial de Kigali sur le génocide de 1994.
5 min 24Temps de lecture approximatif

L’ouvrage de Judi Rever, In Praise of Blood, récemment paru, a gagné très rapidement une audience internationale. Il consiste en une double mise en accusation : celle du Front patriotique rwandais (FPR) et de son chef, Paul Kagame (actuel président du Rwanda), mais aussi celle des États et des institutions internationales, notamment le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR), qui ont contribué à ce que les crimes commis par le FPR contre des civils hutus depuis 1990 demeurent impunis.

Ces crimes n’étaient pas ignorés. En novembre 1994, quelques mois après la fin du génocide contre les Rwandais Tutsis, René Degni-Ségui, rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme sur le Rwanda (Nations unies), avait fait état de tueries perpétrées par l’Armée patriotique rwandaise (APR) de Kagame. Dès septembre et octobre 1994 puis les années suivantes, Amnesty International et Human Rights Watch ont mené et publié des enquêtes sur les massacres massifs de Hutus commis par l’APR.

Judi Rever, une journaliste canadienne auteure de nombreux réquisitoires contre le FPR, n’apporte donc pas de révélations mais, sur des épisodes meurtriers déjà connus, elle recueille de nouveaux éléments, émanant le plus souvent de dissidents du FPR, et recourt à deux rapports non publics du « Bureau des enquêtes spéciales », créé en 1999 par le TPIR. Ces rapports portent sur les actes présumés criminels du FPR. Judi Rever souligne que ces documents lui ont été officieusement transmis.

Précisons ici que si nous commentons cet ouvrage, c’est pour un motif d’ordre général, qui ne concerne pas le seul Rwanda. En effet, cet ouvrage présente une caractéristique commune à de nombreuses publications : la dynamique de l’enquête ne se distingue pas de celle d’un réquisitoire. Nous savons que les enquêtes de journalistes ont souvent pour mobile d’établir la nécessité d’investigations judiciaires. Et c’est justement cette articulation entre enquêtes et preuves à finalité judiciaire qui, à notre sens pose un problème, du moins aux chercheurs en sciences sociales, si ce n’est aux journalistes.

De fait, l’ouvrage de Judi Rever ne s’en tient pas à la seule investigation, il est conçu comme un réquisitoire au sens juridique du terme : la description des massacres est conduite de façon à établir la qualification de génocide.

« Le secret le plus sombre… »

L’auteure procède par touches suggestives. Par exemple, à propos du massacre de milliers de personnes perpétré en octobre 1997, à Nyakimana (préfecture de Gisenyi), elle cite un ex-soldat de l’APR assurant que cette tuerie de masse procédait de l’intention de détruire le plus possible la population hutue.

Sur des massacres de grande ampleur, commis dans la région de Byumba (nord-est du Rwanda) en 1994, un autre ex-soldat de l’APR affirme que les dirigeants du FPR avaient décidé ces tueries pour libérer des terres au profit de réfugiés tutsis auparavant exilés en Ouganda. En conséquence, les autorités militaires ayant organisé et exécuté ces massacres auraient donc « pris part à une entreprise criminelle commune [a joint criminal enterprise, souligné par Judi Rever] ». Cette dernière notion, introduite par le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, fut retenue par le TPIR.

Enfin, la conclusion ne suggère plus mais affirme :

« […] le secret le plus sombre que le FPR a caché à la communauté internationale est que ses troupes continuaient à commettre un génocide contre les Hutus en 1994 et durant les années suivantes. »

L’habit du procureur

Depuis plus de deux décennies, les publications concernant les crimes du FPR – qu’elles émanent d’ONG, de chercheurs, de témoins rwandais et non-rwandais – n’intéressent qu’un public restreint. Elles suscitent un débat bloqué sur deux positions.

  • L’une, ralliant l’histoire officielle défendue par les actuelles autorités rwandaises, rejette les accusations et dénonce comme négationnistes du génocide des Tutsis ceux qui les maintiennent.

  • L’autre s’appuie sur diverses enquêtes pour s’en prendre au TPIR qui, n’ayant pas mis en jugement les autorités du FPR responsables de ces crimes, aurait pratiqué une « justice de vainqueurs ». Ses tenants exigent que la justice internationale les poursuive pour des actions que certains auteurs qualifient de crimes de guerre ou de crimes contre l’humanité, le plus souvent de crimes de génocide.

L’ouvrage de Judi Rever, publié par une puissante maison d’édition, a bénéficié d’une large campagne médiatique. Aussi relance-t-il l’activité des publicistes, des chercheurs, des militants selon lesquels la journaliste apporterait des preuves suffisant à établir que des autorités du FPR, sous la direction de Paul Kagame, ont bien commis un second génocide, cette fois contre les Hutus.

Ces intervenants revêtent l’habit du procureur en même temps que celui du juge pour valider les conclusions de l’auteure. Leur but est clair, il s’agit de fortifier l’accusation de génocide : celle-ci paraît désormais être le seul moyen de faire reconnaître un crime de masse et susciter le scandale. Une telle démarche aboutit à rendre analogues le génocide des Tutsis tel qu’il a été judiciarisé par le TPIR et les massacres de Hutus commis par le FPR entre 1990 et 1997.

massacres de Hutus commis par le FPR entre 1990 et 1997.

Les Rwandais tutsis, des citoyens de seconde zone

Pour ma part, je n’ai pas pour référence exclusive les critères juridiques de définition du génocide. Il me suffit de considérer que les leaders du FPR ont effectivement mené une politique de terreur fondée sur des massacres de Rwandais hutus. Il ne nous paraît pas nécessaire d’affirmer l’existence d’un génocide pour justifier des enquêtes sur ces massacres. Celles-ci n’impliquent en aucune manière une contestation du génocide tutsi.

Les interrogations de presse et de sciences sociales sur cette période et sur ces crimes, plutôt qu’à valider ou invalider l’application d’une catégorie juridique, plutôt qu’à se substituer aux juges, devraient inciter à conduire des enquêtes de même qualité que celles menées sur le génocide des Tutsis.

Les génocides et les crimes de masse sont des objets judiciaires construits selon les normes, les règles de la raison juridique (en particulier celles définies par la Convention pour la prévention et la répression du crime de génocide adoptée par l’Assemblée générale des Nations unies le 9 décembre 1948). Ils ne sont pas moins objets d’histoire et plus généralement des sciences sociales qui les comparent, en montrent les caractères dissemblables, les différencient.

Or ces travaux de sciences sociales ont attesté que, dès l’indépendance (1962), la République rwandaise n’a pas réellement reconnu les Rwandais tutsis comme faisant partie du peuple politique. Ces derniers n’avaient pas les mêmes droits que les autres citoyens, ils en ont même été déchus à bien des égards.

Des centaines de milliers de Tutsis ont ainsi vécu comme réfugiés à l’extérieur de leur pays, exclus de la nationalité rwandaise. Ceux qui continuaient à vivre au Rwanda étaient soumis à de multiples pratiques discriminatoires et formaient un groupe déclassé, stigmatisé par les autorités. Ce déclassement et cette déchéance ont été le préambule de la destruction physique systématique.

L’illusion d’un modèle universel d’investigation

Écrire pour condamner : la logique est connue. Cela relève de plusieurs genres, journalistes, militants, écrivains et bien d’autres le font. Il n’y a pas de normes absolues, hors sol, pour différencier les « bons » ou les « mauvais » usages de cette logique.

Il reste que les recherches menées sur le génocide des Rwandais tutsis ont posé des questions et constitué des connaissances que les acteurs de justice empruntent éventuellement pour renforcer leurs propres investigations.

Ainsi avons-nous voulu montrer ici à quel point il était nécessaire de ne pas faire de l’enquête judiciaire (ou de police) le modèle universel d’investigation, car elle est limitée aux seuls éléments sur lesquels les verdicts prennent appui. Les démarches des sciences sociales ne s’imposent pas de telles restrictions et n’ont pas pour guide les catégories juridiques.