Naufragés en Méditerranée : la colère des oubliés de la transition tunisienne

Par solidarité avec les familles des émigrés clandestins péris au large de Kerkennah le 2 juin dernier, un sit-in a été organisé à Tunis par une ONG locale. Les mères des disparus y protestaient contre l’indifférence des autorités face à un drame récurrent et un modèle socio économique entrainant stigmatisation des zones enclavées et précarité des jeunes

Naufragés en Méditerranée : la colère des oubliés de la transition tunisienne©Sofienne HAMDAOUI / AFP
Parents et proches des naufragés de Kerkennah 4 juin 2018
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 « Ils nous sollicitent à chaque nouvelle échéance électorale, nous promettant de se pencher sérieusement sur notre dossier. Puis rebelote, une fois installés dans leur nouveau siège, ils nous oublient. Dans ce pays, où les jeunes fuient et les vieux occupent le pouvoir, nous sommes marginalisées, stigmatisées, abandonnées à notre sort et à notre douleur », ainsi parlait la passionaria des familles des victimes de la Méditerranée, Mounira Chagraoui, présente le long des huit années de transition dans toutes les manifestations des mères des naufragés, face à quelques cent personnes rassemblées jeudi devant le Théâtre municipal, sur l’avenue Bourguiba, au centre ville de Tunis.

Mounira Chagraoui est elle même mère d’Amine, 27 ans disparu au large de Mare nostum en 2010.

Kekennah : bilan provisoire, 75 morts

Le sit in est organisé par le Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux (FTDES), une organisation non gouvernementale engagée pour la défense des populations vulnérables, qui a mis en place dès l’année 2011 un observatoire de l’émigration. Le rassemblement, le énième depuis que les tragédies de ce genre se suivent en Méditerranée, voit défiler les mères des disparus agitant avec la même détermination les portraits de leurs fils, la plupart âgés entre 17 et 30 ans. Il vient en soutien aux familles des naufragés de l’embarcation clandestine, qui a péri au large des iles Kerkennah, archipel très pauvre situé à quelques kilomètres de Sfax, la deuxième ville du pays, la nuit du 2 juin et dont le bilan est le pire que le pays ait connu depuis longtemps. Plus de 70 personnes y ont péri. Et si 68 victimes ont pu être sauvées, on ne connait toujours pas le bilan définitif des disparus d’une embarcation à bord de laquelle s’entassaient près de 200 personnes, dont plusieurs centre-africains.

Ce n’est pas la première fois que des bateaux de la mort succombent avec tous leurs voyageurs à bord au large de l’ile. Le 8 octobre 2017 un chalutier sur le bord duquel se trouvaient 90 migrants tous tunisiens a sombré ici en haute mer après une collusion avec un patrouilleur de la marine tunisienne qui l’avait pris en chasse. Bilan : près de 60 morts et disparus.

 

«  Prélevez les ADN des corps non identifiés ! »

A côté des mères, les activistes du Forum, qui militent pour les droit des personnes à circuler librement à travers le monde agitent des pancartes en guise de revendications. « Stop visa ! », « Non aux frontières », « Où sont nos enfants ? », « Les personnes décédées ont encore des droits. Prélevez les ADN des corps non identifiés pour que les familles puissent les retrouver », « Ils et elles brûlent les frontières, parce que ils et elles se sentent déjà brûlés* », lit-on sur les écriteaux.

Le nombre des mères, va crescendo au fil des périls dans Mare nostrum. Il s’est élevé brusquement à la suite du naufrage de Kerkennah, passant de 564, à 628.

Un chiffre reflétant parfaitement l’augmentation des statistiques relatives à l'émigration non-règlementaire, qui se sont emballées ces derniers temps.

« Ce qui incarne un symptôme de l'ampleur de la crise économique et sociale dans laquelle s'enlise la Tunisie », fait remarquer Massoud Romdhani, président du Forum Tunisien pour les Droits Economiques et Sociaux.  

Selon les estimations du FTDES, le nombre des migrants en 2017 dépasse les 15000 personnes dont 6151 ont été interceptées par les autorités italiennes et 3178 ont été empêchées d'embarquer. Les autres ont pu atteindre les côtes européennes sans passer par un contrôle officiel.

Lors du premier trimestre 2018, on dénombre quelques 3000 tentatives de traversée des frontières soit dix fois plus qu'au cours du même trimestre en 2017.

Des passeurs recherchés et un ministre limogé

« Notre état psychologique se dégrade dans l’indifférence totale des politiques des gouvernements successifs de cette transition. Ces enfants que nous avons perdus peuvent être les vôtres. Ils ne sont pas comme on le prétend souvent des délinquants ou des dépravés. Beaucoup parmi eux sont des diplômés chômeurs, ayant tout tenté ici avant de recourir au départ », s’adresse ainsi aux flâneurs de l’avenue Bourguiba Mounira Chagraoui.

Sur un ton de l’injonction, la passionaria qui semble valoir les meilleurs tribuns politique proteste encore : « La solution n’est pas d’ordre sécuritaire. Elle est avant tout économique et sociale. Elle est dans un partage équitable des richesses et dans un modèle de développement plus équitable ».

En fait suite à l’accident du 2 juin, des passeurs présumés à la tête des filières clandestines, pourtant connus de tous et particulièrement des agents de la police et de la garde nationale, sont recherchés. D’autre part, Lotfi Brahem, le ministre de l’Intérieur a annoncé mercredi matin, le limogeage de plusieurs responsables sécuritaire de Sfax et de Kerkennah. Il est à son tour démis de ses fonctions quelques heures après et remplacé par le ministre de la Justice Ghazi Jeribi, qui cumule désormais deux portefeuilles.

« Ce contexte dramatique doit nous conduire à réviser les modalités de la coopération avec l'Union européenne fondée sur le tout-sécuritaire et la fermeture des frontières. L’Europe veut faire de nous de simples garde côtes. Ce n’est plus possible ! », revendique Massoud Romdhani.

Sur cette avenue Bourguiba où l’écho des clameurs et slogans du 14 janvier 2011, se fait de plus en plus atone, les mères des disparus continuent à crier leur douleur parmi les passants du sans souci…

 

*Dans le dialecte tunisien, l’acte de traverser les frontières clandestinement vers l’Europe se traduit par « harga », brûlure.