« La méfiance des victimes envers la justice internationale dépasse l’affaire Bemba »

« La méfiance des victimes envers la justice internationale dépasse l’affaire Bemba »©@ICC-CPI
Maître Marie-Edith Douzima lors de l'audience du 8 juin 2018 à la Cour pénale internationale
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L’acquittement de Jean-Pierre Bemba, le 8 juin 2018, par la chambre d’appel de la Cour pénale internationale (CPI), a suscité la surprise et la consternation des victimes. A la majorité, les juges ont estimé que celui qui est désormais candidat à la présidentielle de décembre 2018 en République démocratique du Congo (RDC), n’était pas coupable des viols, des meurtres et des pillages commis par sa milice en Centrafrique, en 2002 et 2003. De retour de Bangui, Maître Marie-Edith Douzima, qui a représenté plus de 5000 victimes au cours des neuf années de procédures, estime, dans un entretien avec JusticeInfo, que la méfiance envers la Cour et la justice internationale en général est profonde.

Justice Info : Vous vous êtes rendue en Centrafrique quelques jours après l’acquittement de Jean-Pierre Bemba, le 8 juin. Quelle était la situation sur place ?

Marie-Edith Douzima : La situation était très tendue. L'acquittement a été un coup de massue. Personne, ni du côté des victimes, ni du côté de la population, n’avait envisagé une telle décision. Bien sûr, lorsqu’il y a eu l’appel [en 2016], j’avais expliqué aux victimes que je représente, tous les scénarios possibles dont celui de l’acquittement, même si moi-même je n’y croyais pas. Face à l’évolution de la procédure, les preuves apportées lors du procès, et le fait que l’accusé a été reconnu coupable d’avoir enfreint le cours de la justice, personne ne pouvait imaginer qu’il soit acquitté. Et lorsque je suis arrivée à Bangui, des personnes envisageaient de venir ‘saccager’ le bureau de la CPI sur place. Les intermédiaires, qui, bénévolement, aident aux contacts entre mon équipe et les victimes, ont été pris à partie. Je dirais que je suis arrivée au moment opportun. Il a fallu expliquer. J’ai tenu plusieurs réunions à Bangui, j’ai appelé personnellement de nombreuses victimes, j’en ai aussi invité d’autres à venir jusqu’à la capitale, et j’ai pris contact avec presque toutes les radios pour faire des émissions interactives, où les auditeurs pouvaient poser leurs questions.

Les questions auxquelles vous avez dû répondre portaient aussi sur le Fonds au profit des victimes, qui peu après l’acquittement, a promis d’apporter une assistance, à hauteur d’un million d’euros?

Les victimes ont accueilli cette initiative, mais demeurent déçues par la Cour pénale internationale. La chambre d’appel ne nie pas qu’il y ait eu des événements en Centrafrique en 2002 et 2003 et que les auteurs soient effectivement les troupes de Bemba. Elle ne nie pas qu’il y ait eu des milliers de victimes. Mais il n’y a pas de responsables aux préjudices qu’elles ont subis. Pour elles - c’est ce que m’ont dit celles que j’ai pu rencontrer depuis l’acquittement - on peut donner des milliards, mais tant qu’il n’y a pas de responsable de ce qui leur est arrivé, elles n’acceptent pas cette décision d’acquitter. En juillet, nous avons conduit une mission conjointe avec le Fonds. Mais dès la première réunion publique, le Fonds a été confronté aux difficultés à venir : il y a désormais une méfiance de la population à l’égard de la Cour pénale internationale.

Pensez-vous qu’il s’agisse d’une réaction ponctuelle ?

Cette méfiance dépasse l’affaire Bemba. Le bureau du procureur conduit une seconde affaire concernant les crimes de Centrafrique [L’accusation enquête depuis septembre 2014 sur les crimes commis depuis les événements de 2012], et la plupart des victimes dans l’affaire Bemba sont aussi des victimes de ces faits. Mais aujourd’hui, elles ne souhaitent plus participer à une quelconque procédure devant la Cour pénale internationale. Et elles sont allées plus loin, en exprimant aussi leur défiance vis-à-vis de la Cour pénale spéciale [la CPS a été créée en juin 2015 en Centrafrique pour juger les auteurs de crimes de masse], qui se trouve être ‘la petite sœur’ de la CPI, dans la mesure où ses juges ont été formés par le bureau du procureur. Elles préfèrent régler autrement leurs problèmes que faire confiance à une juridiction internationale qui les a déçues, plus encore que leur juridiction nationale. C’est donc une réaction très profonde. Vous savez que des pays ont décidé de sortir de la CPI, estimant qu’il s’agissait d’une juridiction pour les Occidentaux, d’une juridiction de ‘blancs’. Les victimes disent aujourd’hui approuver les chefs d’Etats qui ont pu dire cela. Et lorsque les responsables du Fonds sont venus à Bangui, elles ont eu des paroles très dures vis-à-vis des Occidentaux travaillant pour le Fonds et j’ai dû intervenir. J’ai dû expliquer que le Fonds n’est pas lié à la décision et n’était pas dans l’affaire.

Comment avez-vous expliqué la décision de la chambre d’appel ?

On m’a demandé d’expliquer les arguments des juges de la chambre d’appel. Mais lorsque j’ai expliqué que l’argument de trois des juges était de dire que Bemba était loin du théâtre des opérations et n’avait pas la possibilité de faire quoi que ce soit pour arrêter l’hémorragie, les gens ont crié au scandale. Une victime m’a dit : ‘nous, du PK12, on ne peut pas nous dire ça, puisque Bemba est venu ici, rendre visite à ses troupes. Des témoins sont venus le raconter à La Haye, et aujourd’hui on dit qu’il n’était pas là !’. Et que fait-on de la condamnation de Jean-Pierre Bemba pour subornation de témoins [Jean-Pierre Bemba a été reconnu coupable en mars 2018 d’avoir suborné 14 témoins] ? Son but, en subornant de faux témoins, était qu’ils disent que les ordres ne venaient pas de lui mais des autorités centrafricaines. Ce qui se dit aujourd’hui à Bangui et ailleurs, c’est que cette décision a été prise dans le but de permettre à Bemba de présenter sa candidature et de remplacer Joseph Kabila, qui n’est plus en odeur de sainteté auprès des Occidentaux, de la France, la Belgique, et des Etats-Unis. En tant qu’avocate, je ne peux pas entrer là-dedans. Mais je vois cette succession d’événements. Il a été libéré. Il est parti à Kinshasa. Il a déposé sa candidature [à l’élection présidentielle prévue en décembre 2018]. Et s’il avait été condamné à hauteur des dix années déjà passées en prison, il n’aurait pas pu le faire, car son casier judiciaire n’aurait pas été vierge.

Pensez-vous possible de redonner confiance en la Cour ?

D’après mes entretiens, tant avec les victimes qu’avec la population centrafricaine en général, je crois qu’il sera difficile de leur redonner confiance. Beaucoup disent ne plus croire en la justice internationale. J’aurai bientôt 25 ans de carrière. J’ai perdu parfois, j’ai gagné d’autres fois, j’ai défendu des criminels, des victimes, et j’ai toujours appris à accepter les décisions de justice. En général, lorsque je lis les arguments, je finis par comprendre le raisonnement. Mais là, je n’accepte pas. C’est la première fois, dans toute ma carrière, que je n’arrive pas à accepter une décision. Lorsque, dans mon pays, en Centrafrique, certaines décisions étaient infondées, parce que le juge disait par exemple que la table était noire alors qu’elle était blanche, je n’acceptais pas, mais vu la corruption, on peut s’attendre à ce type de situation, même si on sait que ce n’est pas juste. Mais je n’ai jamais rien vu de cette envergure. Aucun juge centrafricain n’aurait fait cela.

La chambre d’appel insiste sur le rôle des deux commandants du Mouvement pour la libération du Congo (MLC) présents en Centrafrique en 2002 et 2003, Mustafa Mukiza et Dieudonné Amuli. Pensez-vous qu’ils devraient être poursuivis ?

Je vois mal les victimes participer à une telle procédure. La déception est très profonde. Pour nous, et pour les juges dissidents de la chambre d’appel [l’acquittement a été prononcé par trois des cinq juges de la chambre d’appel], Bemba est responsable. Le but de la Cour pénale internationale est de mettre la main sur les plus hauts responsables. C’est de Jean-Pierre Bemba que dépendaient ces commandants.