La richesse et le pouvoir : entretien avec Slim Laghmani

A la sortie d’une dictature, la justice se joue aussi au niveau de la réforme des lois. En Tunisie, le rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité (Colibe) a provoqué un véritable tsunami, en affrontant l’ordre social établi. La question de l’accès des femmes à l’héritage en est devenu le noeud politique. Philosophe du droit et enseignant à la Faculté des sciences juridiques, politiques et sociales de Tunis, Slim Laghmani est un des neuf membres de la Colibe. Dans un entretien à JusticeInfo, l’éminent juriste explique comment le droit peut être un accélérateur de la transition politique.

La richesse et le pouvoir : entretien avec Slim Laghmani
Selon Slim Laghmani, l’égalité dans l’héritage remet en cause l’ordre social
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JUSTICEINFO.NET : Vous attendiez-vous à ce déluge d’attaques et de polémiques après la publication du rapport de la Commission des libertés individuelles et de l’égalité, le 12 juin dernier ?

SLIM LAGHMANI : Nous nous attendions à ce que la sortie de notre rapport soit suivie de réactions puisque nous avons évoqué des sujets tabou, sur lesquels les Tunisiens restent partagés : la peine de mort, l’homosexualité, l’égalité dans l’héritage entre les hommes et les femmes... Mais c’est ce clivage qui nous surprend ; c’est-à-dire que soit vous êtes pour les propositions de la Colibe, soit vous êtes contre, avec une quasi absence de positions nuancées. Ce qui signifie que la question a tout de suite été saisie comme idéologique et non juridique ou se rapportant aux droits humains. A partir du moment où l’on se place au niveau de l’idéologie, les dérives deviennent faciles. On ne discute même pas du contenu du projet, on personnifie ce travail : « le rapport de Bochra Belhaj Hamida » [présidente de la Colibe], dit-on, qui devient la cible de toutes les menaces et de toutes les attaques, dont certaines sont infâmes. Cette personnalisation et cette idéologisation ont malheureusement marqué les réactions, tandis que le débat s’est limité au milieu des gens « raisonnables ».

Parmi les arguments de vos détracteurs, il y a la question du timing. Le temps est-il vraiment venu pour les libertés individuelles et l’égalité totale femmes-hommes alors que la Tunisie traverse actuellement de grands défis économiques, sociaux et sécuritaires ?

Il est légitime de poser cette question. On peut toujours s’interroger sur l’opportunité d’une initiative de cette envergure par rapport au contexte dans lequel elle s’insère. J’y répondrai selon deux arguments. D’abord, à l’évidence, ce n’était pas le moment avant la révolution d’aborder de tels thèmes, notamment ceux des libertés individuelles, tant le jeu et les fils du pouvoir étaient saisis par une seule personne, l’ex-président Ben Ali qui, soit dit en passant, a fait beaucoup de choses pour la femme. Je lui reconnais aussi une évolution majeure et tout à fait positive en ce qui concerne le statut de l’enfant naturel, à travers la loi de 1998, une loi unique dans le monde arabe qui mérite d’être approfondie et renforcée. Par contre, au temps de Ben Ali, les réformes n’entraînaient jamais de débats. A l’époque du président Bourguiba non plus d’ailleurs, lui qui décidait seul des avancées juridiques, de leur ampleur et de leurs limites. Donc si ce n’était pas « le bon moment » quand il n’existait pas de dialogue public, ce temps est venu maintenant que la liberté d’expression existe, que le débat est ouvert et qu’il est possible de poser toutes ces questions. De plus, ce contexte est appuyé par l’équilibre relatif des forces politiques, une vertu favorable à la liberté. De ce point de vue, c’est bien « le moment » d’un projet comme celui de la Colibe.

C’est bien « le moment » d’un projet comme celui de la Colibe

Pour répondre à l’autre versant de la question, à savoir le timing et l’échelle des priorités, cet argument serait valable si l’un dépendait de l’autre. Plus précisément, si les avancées des lois bloquaient une éventuelle croissance économique. Or ce n’est pas le cas pour ce qui est de l’égalité des individus. On ne voit pas comment progresser sur le terrain des libertés individuelles empêcherait le développement. On ne voit pas comment accorder à la femme l’égalité successorale serait un frein à l’amélioration des conditions économiques du pays. Alors que, justement, il est question d’ouvrir aux femmes une porte du pouvoir économique. Elles qui, selon les chiffres, effarants à mon avis, ne possèderaient que 3% des terres. Je ne vois pas en quoi rendre possible la propriété foncière pour les Tunisiennes, et particulièrement pour les femmes rurales, porterait atteinte au développement !

Vous dites, dans l’exposé des motifs, que les libertés individuelles peuvent assurer la réussite d’une transition démocratique. Les libertés publiques dont jouit la Tunisie depuis la Révolution de 2011, et surtout depuis la publication de la Constitution de 2014, ne garantissent-elles pas la poursuite de ce processus ?

Les libertés qu’on appelle publiques, ou plus précisément les libertés collectives qu’on exerce collectivement – comme la liberté d’association ou de création de partis politiques – se distinguent des libertés individuelles, que l’individu peut exercer en toute autonomie ou qui existent pour protéger l’individu en tant que tel. Nous sommes relativement avancés en matière de libertés publiques et très en retard quant aux libertés individuelles. Cela ne signifie pas que la première catégorie de libertés n’intéresse pas la transition. Bien au contraire. Cependant on ne peut pas concevoir une démocratie qui soit simplement un jeu de mécanismes essentiellement limités par un scrutin ; elle doit également être constitutive de valeurs. Or, la démocratie en tant que système de valeurs est indissociable de l’individu. Le premier acte démocratique n’est-il pas fondé sur le vote ? Un geste individuel, secret et libre et qui suppose un choix autonome. Il se trouve que nous avons accusé un grand retard au niveau juridique en matière de droits individuels : le droit à la vie privée, à la protection des correspondances et à la protection du domicile privé. Plus grave encore : la conscience collective elle-même a du mal à assimiler ces droits.

Nous n’avons pas la culture du respect de l’espace privé

Nous n’avons pas la culture du respect de l’espace privé. Au contraire, cet espace du « secret » est considéré comme le lieu de toutes les suspicions et de tous les péchés. Et nous nous donnons le droit de mettre la vie privée des gens sous surveillance. Nous pensons même avoir aussi bien un droit de regard que l’obligation de nous ingérer dans les affaires d’autrui au nom de valeurs communautaires, qu’elles relèvent des mœurs, de la morale dominante ou de la religion. Alors que, dans le Coran, un verset qui me semble fondamental prescrit : « N’espionnez pas les gens. »

 A cause de ses compromis et ambiguïtés, la Constitution est taxée de « pot pourri » par le juriste Iadh Ben Achour, dans son livre « Une Révolution en terre d’islam ». Cette ambivalence, qui apparaît dans la conjugaison de l’article 1 (« l’Islam, religion de l’Etat ») avec l’article 2 (« la Tunisie est un Etat civil »), ne favorise-t-elle pas des interprétations aux antipodes les unes des autres, comme celles provoquées par le rapport de la Colibe ?

Je n’utiliserai peut être pas la même expression que Iadh Ben Achour. La question que je pose est la suivante : aurait-on pu aboutir à l’adoption de la Constitution sans cette ambivalence, qui ne marque pas uniquement les articles 1 et 2 mais également le préambule de la Loi fondamentale et d’autres dispositions encore, celles se référant à l’identité particulièrement ? Comment expliquer ces ambiguïtés ? En fait, chaque fois que les rédacteurs de la constitution ont été confrontés à une opposition irréductible des points de vue concernant la société, l’identité ou le régime politique, ils ont choisi non pas de dépasser ces contradictions ou de trouver une authentique synthèse entre elles mais plutôt de les mettre entre parenthèses. Cela a permis d’adopter le texte mais va autoriser, parallèlement, des interprétations aux antipodes les unes des autres. On voit bien, à la suite de la publication de notre rapport, à quel point la Constitution n’a résolu aucune de nos contradictions culturelles ; elle n’a fait que les mettre entre parenthèses. Le rapport de la Colibe a supprimé les parenthèses.

Vous avez consacré une bonne partie du rapport au respect de la vie privée comme liberté individuelle. Comment se fait-il alors que vous persistiez à sanctionner l’homosexualité et à la considérer comme un délit ?

Nous avons en vérité présenté deux propositions. La première est de dépénaliser l’homosexualité, qu’elle ne soit plus considérée comme une infraction. Certains mauvais esprits nous ont prêté la volonté de légaliser l’homosexualité – notion différente de la dépénalisation –, voire d’encourager le mariage gay. Il n’en a jamais été question. La deuxième proposition, qui a effectivement déclenché beaucoup de critiques, consistait à conserver l’infraction mais en l’assortissant de deux limites qui, en vérité, reviennent à dépénaliser de facto l’homosexualité. Il s’agit de transformer la peine de prison en une amende de 500 dinars et de prohiber les tests anaux. Cette alternative a été avancée en prévision du rejet de la première proposition, qui est bien celle de notre commission, puisqu’elle figure dans le projet de loi sur les libertés individuelles.

Pourquoi le Mouvement Ennahda se cabre-il au sujet de l’égalité dans l’héritage et pas sur la peine de mort ni sur l’homosexualité ?

Tout simplement parce que la question de l’héritage peut mobiliser autour d’elle un maximum de personnes. Ce n’est pas uniquement une affaire religieuse. C’est en même temps une question économique, de pouvoir au sein de la famille et d’ordre social. Car on le sait : par où passe la richesse passe également le pouvoir.

En quoi votre projet est « révolutionnaire », comme l’avancent beaucoup de militants des droits humains tunisiens et étrangers ?

Que notre projet puisse consacrer les libertés individuelles, asseoir l’égalité et éliminer toutes les discriminations envers les femmes et les enfants, cela me semble incarner un grand progrès du droit tunisien dans le sens de la modernité. Non pas une modernité associée à l’occidentalisation et à la perte de l’identité, comme on aime à le croire, mais une modernité qui se fonde sur la part la plus éclairée de notre héritage. De la pensée rationnelle des philosophes musulmans aux innovations des réformistes du dix-neuvième et du vingtième siècles. C’est dans cette trajectoire que le rapport de la Colibe s’inscrit.

Que notre projet puisse consacrer les libertés individuelles, asseoir l’égalité et éliminer toutes les discriminations envers les femmes et les enfants, cela me semble incarner un grand progrès du droit tunisien dans le sens de la modernité

Il faut attendre le temps de l’acceptation de ce projet, car ici le droit semble en avance sur la réalité. Grace à une société civile structurée, alerte et consciente des droits et des libertés, on peut avancer. Le droit permettra d’accélérer le temps.

Cet article a été très légèrement amendé le 05/09/2018.