L’asile moins tranquille des chefs de guerre libériens

2018 est une année faste pour les militants qui se sont promis de ne pas laisser impunis les crimes commis lors des guerres civiles du Liberia, dans les années 90. Après deux jugements retentissants aux Etats-Unis, ils obtiennent aujourd’hui une nouvelle arrestation à Paris. En attendant l’ouverture de procès dans trois pays européens.

L’asile moins tranquille des chefs de guerre libériens©AFP
Des combattants de l'ULIMO exécutent une danse guerrière sur un pont, près de Monrovia le 2 septembre 1992
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L’identité de Kunti K. n’a pas encore été révélée. Mais les accusations portées contre cet ancien commandant libérien, arrêté le 4 septembre à Bobigny, une banlieue de Paris, sont aussi lourdes que nombreuses. Membre du Mouvement uni de libération du Liberia pour la démocratie (Ulimo), une des principales factions armées lors de la première guerre civile du Liberia, de 1989 à 1996, Kunti K. est poursuivi pour « actes de tortures » et pour plusieurs crimes contre l’humanité pour meurtres, cannibalisme, mise en esclavage et utilisation d’enfants soldats. Des faits qui se seraient produits entre 1993 – le suspect n’avait alors que 19 ans – et 1997.

Les enquêteurs ont manifestement dû agir vite, dans la crainte que le suspect ne change encore de pays. Naturalisé néerlandais, Kunti K. avait quitté les Pays-Bas en 2016 avant de s’évanouir en Belgique, selon le colonel Eric Emeraux, de l’Office central de lutte contre les crimes contre l’humanité, les génocides et les crimes de guerre.

Le cas de Kunti K. est à rapprocher notamment de celui d’Alieu Kosiah, autre commandant de l’Ulimo entre 1993 et 1995, incarcéré depuis bientôt quatre ans en Suisse et dont le procès tarde à se tenir. Selon des sources judiciaires, c’est d’ailleurs sur une demande urgente de la justice suisse que la police française s’est mise à la recherche de Kunti K.. C’est également sur la base d’une plainte déposée, le 23 juillet dernier en France, par l’organisation non gouvernementale suisse Civitas Maxima, que le parquet s’est saisi du dossier.

Une victoire des ONGs

Cette arrestation apparaît, en premier lieu, comme une victoire pour Civitas Maxima et son partenaire libérien, le Global Justice and Research Project (GJRP), organisation de victimes basée à Monrovia. « Pour nous et nos partenaires au Liberia et en Sierra Leone, c’est la sixième arrestation que nous obtenons dans cinq pays différents depuis 2014 », nous déclare Alain Werner, directeur de Civitas Maxima. « C’est grâce aux victimes libériennes qui nous poussent derrière. Il y a un réel élan pour obtenir justice là où elles le peuvent. »

C’est-à-dire, pour l’instant, en Europe et aux Etats-Unis.

En plus de l’arrestation de Kunti K. en France et de Kosiah en Suisse, les plaintes déposées par Civitas sont à l’origine des interpellations de Martina Johnson, ancienne commandante d’artillerie au sein du Front national patriotique du Liberia (NPFL) de l’ancien président Charles Taylor, poursuivie en Belgique ; et d’Agnès Taylor, ancienne épouse de ce dernier, poursuivie au Royaume-Uni pour tortures. Un autre suspect, l’hommes d’affaires belgo-américain, Michel Desaedeleer, interpellé en Espagne en 2015, est mort en prison un an plus tard.

La campagne américaine

L’offensive s’est également déroulée sur le territoire américain. Là, les personnes suspectées n’y sont pas poursuivies pour les crimes qu’on leur reproche au Liberia mais pour leurs violations des règles d’immigration aux Etats-Unis. Ils se retrouvent jugés pour avoir fraudé les services américains en ayant menti sur leur rôle pendant le conflit dans leur pays. Or, à Philadelphie, le tribunal a saisi cette occasion pour parler de ces crimes et de ces accusations à défaut de les juger. Entre le 11 juin et le 3 juillet, Thomas Woewiyu, ancien porte-parole de Charles Taylor, a ainsi dû entendre plusieurs victimes libériennes, amenées directement du Liberia par le procureur, venir raconter les atrocités qui ont accompagné l’assaut mené par les forces de Taylor sur la capitale libérienne en 1992. Il risque désormais jusqu’à 110 ans de prison. Avant lui, le 19 avril, Mohammed Jabbateh, alias « Jungle Jabbah », a écopé de trente ans de prison pour avoir obtenu la citoyenneté américaine en dissimulant son passé. Dans cette affaire aussi, le GJRP avait aidé à faire comparaître dix-sept témoins pour évoquer violences sexuelles, travail forcé, meurtres et cannibalisme sous les ordres de Jabbateh. Ces révélations avaient manifestement pesé dans la lourde peine prononcée par le tribunal.

Un autre Libérien, Moses Thomas, est en attente d’être jugé à Philadelphie pour une même fraude à l’immigration. Or celui-ci est aussi soupçonné d’être impliqué dans le terrible massacre de l’église luthérienne Saint-Peter, à Monrovia en juillet 1990, où environ 600 personnes avaient été assassinées. Il aurait alors commandé une unité spéciale anti-terroriste loyale au président Samuel Doe et considérée comme responsable de ce massacre.

Objectif Monrovia

Ignorées par le mouvement de création des tribunaux internationaux dans les années 90, ne pouvant rien espérer de la Cour pénale internationale car l’essentiel des faits sont antérieurs à 2002, les victimes libériennes et les ONG ont trouvé un recours dans ces procédures nationales. En Europe, ces initiatives reposent sur le principe de compétence universelle, qui autorise à une justice nationale de juger de crimes graves commis par des ressortissants étrangers sur un sol étranger. Civitas et le GJRP se sont aussi directement inspirés de la stratégie mise en place pour aboutir, en 2015, au procès de Hissène Habré au Sénégal. Là, c’était l’alliance d’une organisation internationale – Human Rights Watch, en l’occurrence – avec des organisations de victimes tchadiennes, qui avait donné à leur campagne judiciaire la ténacité et la légitimité nécessaires à son succès.

Quinze ans après la fin des guerres civiles libériennes, qui causèrent environ 250 000 morts entre 1989 et 2003, le vent de la justice pénale n’a jamais autant soufflé sur les auteurs présumés des crimes qui y ont été commis. Mais l’objectif des ONGs est désormais de faire en sorte qu’il souffle aussi là où vivent les victimes. « Notre souhait, maintenant, c’est que toutes ces procédures permettent à l’immense majorité des Libériens d’obtenir justice au Liberia », explique Alain Werner.

Ce n’est pas encore gagné, mais la pression monte sur le nouveau président libérien George Weah pour qu’il mette à exécution une des recommandations clés de la Commission vérité et réconciliation, en 2009 : la création d’une chambre spéciale chargée de juger les principaux criminels de guerre. Le rapport de la Commission nommait plus de cent individus, dont certains siègent au parlement, comme les chefs de guerre George Boley et Prince Johnson. Le 8 mai dernier, une pétition a été déposée en ce sens devant le parlement par un groupe d’associations. Fin juillet, le Comité des droits de l’homme de l’Onu a déploré l’impunité accordée aux criminels de guerre. Chacun parie sur l’espoir que l’ancien champion de football, devenu président, se souvienne de ce qu’il avait déclaré, en tant qu’ambassadeur pour l’UNICEF, en 2004 : « Ceux qui ont armé les enfants et commis contre eux des crimes atroces doivent être jugés. »