Effacer le passé : question planétaire, réponse suisse

Jusqu’où faut-il déboulonner les statues, débaptiser les rues, changer le nom des villes et des montagnes, lorsqu’elles portent le nom de personnages qui ont contribué au malheur des hommes ? Le retentissant déboulonnage à Charlottesville, aux Etats-Unis, d’une statue du général Lee, héros sudiste et esclavagiste, est loin d’être unique. Le débat est vif dans de nombreux pays. Mais les Suisses y ont apporté une réponse tout helvétique.

Effacer le passé : question planétaire, réponse suisse
Jean-Louis Agassiz -1870
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Jusqu’où faut-il effacer le passé pour qu’il corresponde aux valeurs du présent ? La question n’est pas nouvelle, mais elle a pris un relief particulier en Suisse. Louis Agassiz fut longtemps un personnage respecté dans le pays. Né dans le canton de Fribourg en 1807, émigré aux Etats-Unis, il fut l’un des pères des sciences naturelles au 19e siècle. Sa réputation serait restée intacte si, en 2007, l’historien suisse Hans Fässler n’avait pas mis en lumière les thèses ouvertement racistes du savant, lequel qualifiait les Africains de « race dégénérée », s’affirmant un fervent opposant au métissage et offrant une caution scientifique aux lois dites de Jim Crow qui institutionnalisèrent le racisme anti-noir dans le sud des Etats-Unis. Hans Fässler décide alors de créer le comité « Démontez Louis Agassiz » qui propose de rayer le nom du scientifique des lieux de prestige. Il suggère ainsi de débaptiser le pic Agassiz, qui culmine à près de 4000 mètres dans les Alpes bernoises, pour le renommer Rentyhorn du nom d’un esclave qu’Agassiz avait photographié pour faire la soi-disante démonstration de l’infériorité de la race noire. Il suggère également d’exclure le savant – qui fut aussi l’un des premiers glaciologues – du club alpin suisse où son nom figure comme membre d’honneur.

Presque partout, le comité « Démontez Louis Agassiz » a échoué. Le club alpin a, par exemple, refusé de « falsifier l’histoire ». Mais l’université de Neuchâtel a fait exception : depuis début septembre, à la faculté des Lettres, l’espace Louis-Agassiz, théoricien des races et avocat de leur séparation, se nomme désormais espace Tilo Frey, du nom d’une des premières députées suisses, d’origine camerounaise (de mère Peul), pionnière de l’émancipation des femmes et des minorités.

Compromis suisse

Les autorités neuchâteloises ont justifié ce changement de nom comme une décision « exceptionnelle », craignant que la réputation de l’université n’en pâtisse, en particulier aux Etats-Unis, là où Agassiz a développé ses thèses qui servirent à cautionner le racisme et la ségrégation raciale. Le buste du botaniste et glaciologue, cependant, demeure à l’université, ainsi qu’un grand portrait au musée d’histoire naturelle.

Ce compromis, dans la plus belle tradition helvétique, a le mérite de ne pas effacer la mémoire de Louis Agassiz, en reconnaissant en lui tout à la fois la grandeur du scientifique et la force des préjugés qui l’animaient et qui ont contribué à nourrir et à cautionner le racisme, maladie que nos sociétés n’ont pas encore réussi à extirper. C’est le mérite du comité « Démontez Louis Agassiz » d’avoir ouvert le débat. En échouant presque partout, il a d’ailleurs peut-être encore mieux atteint son objectif, tant ce qui importe n’est pas de gommer le passé, mais d’apprendre de lui. Le compromis helvétique est-il exportable ? Pas forcément. La cristallisation des tensions entre suprématistes blancs et antiracistes à Charlottesville autour de la statue du général Lee le démontre. L’équilibre entre mémoire et effacement, entre glorification et contextualisation, s’avère d’autant plus difficile à trouver dans des sociétés où les symboles servent de marqueurs identitaires pour les combats d’aujourd’hui.