Céline Bardet : « Le fléau des viols de guerre est un danger pour la paix »

Céline Bardet : « Le fléau des viols de guerre est un danger pour la paix »©David Baliki
Céline Bardet
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Céline Bardet

Directrice de l'organisation We Are Not Weapons of War

L’attribution du Prix Nobel de la Paix à Nadia Murad, une survivante de l’esclavage sexuel des femmes yézidies par l’Etat islamique en Irak, et au chirurgien congolais Denis Mukwege, qui a soigné des dizaines de femmes violées dans le cadre du conflit armé dans l’Est du Congo, met à nouveau en lumière les violences sexuelles en temps de guerre et l’utilisation du viol comme arme de guerre. Depuis deux décennies, la juriste Céline Bardet travaille au cœur de ces problématiques.

Dans cet entretien, réalisé avant et après l’annonce du Prix Nobel, la fondatrice de l’organisation We Are Not Weapons of War (WWoW) raconte l’importance de cet événement, la consécration qu’il représente pour son ami Denis Mukwege et les risques qu’il peut contenir pour la jeune Nadia Murad. Elle revient sur la façon dont les tribunaux ont affronté ces crimes depuis vingt ans. Avant la diffusion, le 23 octobre sur ARTE, du film Libye, anatomie d’un crime, elle explique comment la situation en Libye, où des viols systématiques sont notamment perpétrés contre des hommes par des groupes armés, peut changer la perception et la compréhension du public.

 

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JUSTICEINFO.NET : Que représente Denis Mukwege, colauréat du Prix Nobel de la Paix 2018, pour vous qui le connaissez bien ?

CÉLINE BARDET : Je suis très impressionnée par l’homme. Je le trouve extrêmement ordinaire, dans le sens d’un homme humble, simple, qui ne parle pas à la place des autres. Je l’ai connu il y a au moins dix ans. Il est profondément engagé dans ce qu’il fait, comme quelqu’un qui s’est retrouvé là par hasard et ne s’est pas posé de questions. Aujourd’hui il est porté aux nues, il devient une icône, mais pour moi, c’est un médecin ordinaire, quelqu’un de très normal.

Quelle place occupe-t-il dans la lutte contre les violences sexuelles en temps de guerre ? En quoi est-il utile, pertinent, ou étrange ?

Etrange est le premier terme qui me fait réagir. Il est étrange parce que c’est un chirurgien. Au départ, son approche du viol est complètement médicale, presque technique. La plupart des gens qu’on voit dans notre domaine sont des juristes ou des survivants. Denis n’est ni l’un ni l’autre. Je le lie aussi beaucoup à la République démocratique du Congo (RDC). J’ai un peu de mal à le voir comme la personne qui incarne la lutte contre le viol comme arme de guerre, non pas qu’il ne l’est pas mais parce que ce qu’il incarne avant tout, Denis Mukwege, c’est son pays. C’est d’abord cela que je vois chez lui. Les deux sont inséparables.

Le fait qu’il soit un homme lui a-t-il donné une place particulière ?

Je ne me suis jamais posé cette question. Mais sûrement, oui. C’est un homme, et c’est un homme qui parle beaucoup des femmes. Sur la question des violences sexuelles, Denis est très concentré sur la question des femmes. Il leur a dédié son prix. C’est très pertinent en RDC mais, pour moi, la question de la violence sexuelle dans les conflits n’est pas du tout limitée aux femmes.

Que vous inspire la colauréate Nadia Murad ?

Je ne connais pas Nadia Murad. J’ai participé à deux conférences avec elle mais je n’ai pas travaillé avec elle. J’ai énormément d’admiration pour elle et j’ai, également, énormément de mal pour elle parce qu’elle est très exposée. Pour moi, elle représente cette espèce de rage et de désespoir et d’appel à la justice. Elle a vécu des choses absolument atroces et les a transformées en combat. Par ce qu’elle a vécu, et ce qu’a vécu son peuple surtout, elle va presque se construire une forme de guérison ou de survivance à travers ce combat-là. J’imagine qu’elle représente un symbole extrêmement fort pour d’autres victimes. Voir une fille qui a vécu ça devenir une ambassadrice des Nations-Unies, obtenir le Prix Sakharov, devenir une icône internationale, c’est très fort.

J’espère qu’elle est suivie et entourée. Car le prix peut la mettre en danger psychologique. En tant que personne, elle sort de l’ordinaire. On sent une personnalité forte. Mais que fait-on quand on est une survivante yézidie, qu’on représente tout son peuple, qu’on est en quête de justice pour lui, au-delà de l’histoire des viols, qu’on a vingt ans, un trauma « XXL » et qu’on a Amal Clooney qui se présente [à vous] ? Personne ne l’a forcée à être une voix publique, mais la voilà Prix Nobel de la Paix à 25 ans. Ce qu’elle porte sur les épaules… c’est compliqué.

J’ai été très heureuse que ce soit un prix conjoint. Au-delà des personnes, ce qui est important est que ce sujet [des violences sexuelles dans la guerre] soit arrivé au Nobel de la Paix.

Qu’est-ce qu’on en fait d’un double Nobel ?

Il pose la légitimité de l’importance de cette question au niveau mondial. Et le fait que c’est une question de paix. C’est cela que je trouve extrêmement important. C’est un fléau mondial mais qui est un danger pour la paix. C’est ainsi que je le reçois. C’est sur ce point que je fais une petite différence avec le Prix Sakharov, que tous les deux ont eu à quelques années d’intervalle. Le sujet [des violences sexuelles en temps de guerre] n’était pas invisible. Mais il ne se passe pas grand-chose, ou ce qui se passe ne répond pas à l’ampleur des besoins, ni correctement aux besoins. Est-ce que le Nobel de la Paix va pouvoir enclencher une forme d’action plus efficace de la part des Etats et des organisations internationales, y compris l’Union européenne, c’est un point d’interrogation.

Les deux lauréats insistent beaucoup sur la question de justice. Denis Mukwege répète volontiers qu’il faut juger les coupables et cela est au cœur du message de Nadia Murad. Est-ce important de lier la question à un devoir de justice, pour vous qui êtes aussi juriste ?

Ce sont deux personnes qui ont toujours mis la justice au centre. Le fait qu’ils deviennent Nobel de la paix est une manière de poser ce fléau comme un danger pour la paix et de dire qu’il faut passer par un processus de justice.

Ce sont deux personnes qui ont toujours mis la justice au centre. Le fait qu’ils deviennent Nobel de la paix est une manière de poser ce fléau comme un danger pour la paix et de dire qu’il faut passer par un processus de justice. Il faut revenir à la base : quand on parle de viol de guerre, on parle de crimes internationaux. On ne récompense pas, ici, un mécanisme de paix, comme en Colombie. On récompense deux personnes qui luttent contre un fléau et deux personnes qui réclament justice dans un pays où il n’y a pas de justice et un autre quasiment pas. Donc oui, cela lie la question de la justice à celle de la paix.

Il y a vingt ans, le Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) rendait son jugement contre le Rwandais Jean-Paul Akayesu. Ce fut le premier jugement de génocide et les juges y considéraient le viol comme un acte constitutif du génocide. Que vous inspire vingt années d’efforts judiciaires sur les violences sexuelles ? Le jugement Akayesu est-il un repère pour vous ?

Oui, c’est un repère et j’y pense beaucoup. Il est encore plus symbolique aujourd’hui avec la question des Rohingya. C’est la seule décision judiciaire que nous ayons, aujourd’hui, où le viol est un élément constituant le génocide. Cela pose clairement la question de la définition du viol utilisé comme stratégie dans un conflit. Mais autant ce jugement est un repère, autant on peut se poser la question de ce qui s’est passé depuis.

Ce jugement a été très décisif sur la question des violences sexuelles, mais je n’ai pas l’impression qu’il ait eu un énorme impact sur le fait de parler du viol dans les conflits. En fait, cette question n’est venue dans le début public que plus récemment. On entend constamment dire qu’on ne parle pas du viol de guerre. Ce n’est pas vrai. Et particulièrement ces cinq dernières années, j’ai envie de dire qu’on ne parle que de ça. J’ai encore lu hier dans un journal qu’il faudrait que le viol soit reconnu comme crime dans le droit international. Cela fait longtemps qu’il l’est ! Il y a une dichotomie entre cette impression qu’on n’en parle que maintenant, qu’on découvre le viol de guerre et qu’on est enfin en train de lutter contre lui alors que, pour le coup, la justice pénale internationale – devant le TPIR ou le TPIY [Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie] – a rendu depuis longtemps des décisions judiciaires sur ce sujet.

Que fait-il donc que nous ayons cette impression que tout cela était très caché, ou en tout cas que la justice n’avance pas et n’y a pas touché ? Le fait est que le phénomène n’a pas diminué. Et cela m’amène à la question qui m’obsède : on entend dire que le viol de guerre est massif. Je ne crois pas que ce soit le cas et je ne crois pas que ce soit un bon terme. Il existe très peu de conflits où il n’est pas présent et utilisé, comme on le voit dans les plus récents conflits, mais quelle est l’ampleur du phénomène, en fait nous n’en savons rien. On en parle, et je m’en réjouis, mais on n’en parle assez mal. Je crois qu’il existe beaucoup de confusion avec la question des violences sexuelles en général, avec la question de la vulnérabilité des femmes et des petites filles en général.

Comment distinguez-vous le viol en temps de guerre et le viol comme arme de guerre ?

Il existe les violences sexuelles dans la guerre, conséquence d’un contexte chaotique quel qu’il soit, et il y a le viol de guerre, phénomène beaucoup plus réduit, où l’on utilise cet outil de manière décidée, voire planifiée, avec un objectif.

C’est important. Il existe les violences sexuelles dans la guerre, conséquence d’un contexte chaotique quel qu’il soit, et il y a le viol de guerre, phénomène beaucoup plus réduit, où l’on utilise cet outil de manière décidée, voire planifiée, avec un objectif.

Vous demandez une étude mondiale à ce sujet. A quoi viserait-elle ?

Il existe très peu de recherches sur ce plan. Il s’agit d’essayer de mesurer l’ampleur de ces violences sexuelles, où et comment elles interviennent et, d’un autre côté, de parvenir à cette distinction et, peut-être, de poser cette question : est-ce que le viol est réellement une arme stratégique ? Peut-on l’étudier et l’analyser de manière précise ? Je n’ai pas trouvé la réponse. Je lis beaucoup de rapports d’ONG mais les méthodologies sont questionnables ; il y a beaucoup de témoignages mais il y a peu d’analyses de contexte et je me pose donc la question.

Dans quels cas le viol comme arme de guerre vous est apparu clairement ?

Dans le cas des Yézidis, je pense que nous avons un phénomène où l’esclavage sexuel et le viol sont devenus part entière d’un système, avec un objectif. Dans l’ex-Yougoslavie aussi, avec cette particularité unique au monde à mon avis, qui est celle d’avoir créé des camps de viol. On parle énormément de la RDC, où le viol a eu lieu de manière généralisée. Mais était-il une politique ? Je n’ai pas la réponse.

Qu’en pense Denis Mukwege ?

Il part de ce principe. Mais, selon moi, il ne l’étaye pas. Et c’est le problème que j’ai : c’est un domaine où l’on étaye peu. Lorsqu’on veut trouver une intention dans un crime international on va la chercher. Pour la RDC, je n’en sais rien ; je connais assez bien la région du Kivu mais je n’en suis pas une spécialiste. Je crois juste qu’il est intéressant de savoir de quoi on parle. C’est un sujet difficile à traiter, les violences sexuelles. Et je trouve le discours très binaire. Il y a ceux qui se battent parce qu’on n’en a pas parlé pendant des années ; et de l’autre côté, on a une mise en doute des violences elles-mêmes, ou le fait qu’on les exagère. Et entre les deux, rien. Je pense que c’est lié à la nature même de la question des violences sexuelles en général. Le discours est très émotionnel. On associe beaucoup les violences sexuelles au féminisme ou au patriarcat, alors que c’est plus subtil que ça, surtout sur la question du viol de guerre.

Est-ce que la Libye, justement, représente un tournant sur la façon dont on parle et comprend les violences sexuelles en temps de guerre et comme arme de guerre ? Est-ce une histoire à part ?

Pour moi, le tournant a eu lieu dans les années 90. En Libye, ce qui est particulier est que la question du viol soit si prégnante dans la société. Sous Kadhafi, le viol a été un outil de maîtrise et de contrôle politique. Puis il y a eu ce qu’on a appelé la révolution libyenne où le viol a été extrêmement utilisé – et là nous sommes dans le viol constitutif de crimes internationaux. Et il y a la troisième phase, en 2014, où la situation est chaotique, mal définie en droit, et où il y a un effet de conséquence. On est dans quelque chose d’utilisé comme un outil et, aujourd’hui, un outil de revanche, de vengeance : Misrata a violé, donc on va violer. Je n’ai pas vu cela ailleurs. Ce que je trouve unique en Libye, c’est cette longue histoire. Pour les Libyens, cela fait partie de leur vie, sur deux ou trois générations.

Nous n’avons pas de chiffres, mais je pense que la proportion femme-homme victimes est quasiment égale en Libye. Les hommes sont touchés ailleurs : en Ouganda, en Syrie. Mais en Libye, on est dans l’humiliation totale et la destruction.

Nous n’avons pas de chiffres, mais je pense que la proportion femme-homme victimes est quasiment égale en Libye. Les hommes sont touchés ailleurs : en Ouganda, en Syrie. Mais en Libye, on est dans l’humiliation totale et la destruction.

Céline Bardet revient spécifiquement sur le cas de la Libye

Dans cet extrait vidéo, Céline Bardet détaille le fléau de la violence sexuelle en temps de guerre et commente plus spécifiquement les "viols de guerre", autant sur les femmes que sur les hommes, en Libye. Elle précise notamment que la Libye est "un cas emblématique du viol utilisé comme outil de répression".

L’utilisation des migrants dans les viols est-il un autre élément décisif de la situation en Libye ?

Il y a d’abord la question de l’utilisation des migrants comme arme et comme victimes. On les met dans une prison et on leur dit : vous violez ou vous êtes violés ou tués. Cela pose la question des migrants, ou ce qu’on appelle des Noirs, qui ont toujours été considérés comme des sous-citoyens en Libye. Mais que l’on fasse de quelqu’un un outil et une victime, je n’ai jamais vu ça ailleurs. Comment juge-ton cela ? Comment le qualifie-t-on ?

Il y a un an, après un reportage de CNN, l’information sur des viols systémiques en Libye et l’utilisation des migrants, sort à l’échelle mondiale. Que s’est-il passé depuis un an ?

Rien. Or, contrairement à la Syrie, nous ne sommes pas dans une situation où il s’agit de savoir si la Cour pénale internationale (CPI) est compétente ou non : elle l’est, elle a un mandat. Et pourtant, il ne se passe rien. La question des viols n’est pas approchée de la manière dont elle devrait l’être. Je pense que c’est lié à la problématique de la CPI. Il y a énormément de pressions politiques sur la CPI, c’est clair, mais pour moi, ce n’est pas une question seulement politique. Ce n’est pas non plus une problématique de budget. C’est une problématique de méthode de travail. La CPI ne se déplace pas. De dire qu’ils ne peuvent pas aller en Libye, c’est une chose – bien que des gens des Nations-unies y aillent. Mais il y a beaucoup de Libyens à Tunis et à Genève, où nous travaillons, et la CPI ne va pas du tout les voir. Pourquoi ne pas prendre un billet d’avion ? Je ne le comprends pas. Réellement, je ne le comprends pas. La position du bureau du procureur est de nous dire : on y travaille. Mais cela fait sept ans. Et de dire : on n’a pas le budget. C’est gravissime car cela n’a pas de sens. Si la CPI avançait très vite sur le reste, je pourrais me dire : pourquoi pas ? Or, elle n’avance pas non plus tellement sur le reste. Je pense que c’est un problème de recrutement et de méthode. Je veux bien croire la sincérité totale de Fatou Bensouda [la procureure générale de la CPI], selon laquelle ils sont submergés d’informations, de plaintes ; ils ont énormément de choses à analyser. Mais ils ne sont pas assez sur le terrain, où ils pourraient chercher de l’information beaucoup plus pertinente.

Pensez-vous que la récente décision des juges sur la compétence de la CPI sur la déportation des Rohingyas de Birmanie est là pour redonner une pertinence à cette Cour ?

Je m’impose de ne jamais me poser ces questions. Je ne sais pas. Mais la décision vient bien à propos. Qui, aujourd’hui, prend la Cour pénale internationale au sérieux, parmi les Etats et même le grand public ? C’est très difficile pour moi, ayant travaillé sur ces questions-là depuis longtemps, ayant créé cette ONG qui travaille sur le viol de guerre, [de tenir] ce discours dans le milieu des juristes et des ONGs. Il ne s’agit pas de dire que cela ne sert à rien ; je ne trouve pas du tout que cela ne sert à rien. La bonne question est : qu’est-ce que la justice internationale, qu’est-ce que cela représente et qu’est-ce que cela dit du monde ? Je pense qu’elle est très importante symboliquement. Cela a un poids énorme en termes de valeur, cela doit rester et on doit se battre pour cela. D’un autre côté, il y a la faisabilité qui n’a jamais vraiment été questionnée. Et il y a un constat qui dit : oui, nous avons échoué. Encore une fois, je ne crois pas du tout que les Nations-unies et la justice pénale internationale ne valent rien. Pas du tout. Je pense que ce sont des institutions qui doivent exister. Mais il est possible de les faire fonctionner différemment.

A un moment, le « plus jamais ça » devient une insulte. Si tu es Syrien, Libyen, Congolais, c’est une insulte. On peut dire des choses sans avoir à dire « plus jamais ça ».

Le premier problème de la justice pénale internationale est d’essayer de ne pas en faire une chose qu’elle n’est pas. Et cela vient beaucoup de l’institution elle-même, des organisations qui la soutiennent et des ONGs. C’est le « plus jamais ça ». A un moment, le « plus jamais ça » devient une insulte. Si tu es Syrien, Libyen, Congolais, c’est une insulte. On peut dire des choses sans avoir à dire « plus jamais ça ». Nous sommes encore dans ce manque de discernement, où il faut dire des trucs très forts. Mais on peut expliquer aux gens ce qui est possible et ce qui ne l’est pas.

J’ai l’impression qu’on n’a plus d’espace dans le monde des ONG et des droits de l’homme. Cela m’attriste et je trouve cela dangereux. Il y a un discours policé sur lequel on ne peut pas trop naviguer. On ferme tout, il n’y a pas de débat, la réponse est de dire : la CPI doit être défendue. Et je pense que c’est creuser sa tombe.

Le film Libye, anatomie d’un crime, est projeté ce soir en avant-première à Paris et diffusé sur Arte le 23 octobre. Pourquoi ce film est-il important ?

Il est important pour deux choses. Je pense que c’est le premier documentaire qui met en sujet la question du viol systématique et organisé des hommes en Libye, et qui touche à la guerre par le viol en Libye. Deuxièmement, c’est un film qui est une forme d’enquête mais qui n’est pas menée par la réalisatrice. Elle montre comment les gens travaillent, comment ça se passe. Et elle montre qui sont les Libyens. Les Libyens que je connais ne sont pas ceux qui vendent des esclaves aux enchères. C’est très important de montrer ces gens-là, des hommes comme vous et moi, qui se retrouvent dans un chaos total, qui aiment leur pays et veulent avoir une vie normale et qu’on sache ce qui se passe. On ne parle de la Libye que pour la vente d’esclaves et la route des migrants. Mais la souffrance des Libyens, on n’en parle pas beaucoup. Ce film rend justice à cela. J’espère que cela permettra aux gens de voir ces gens-là, qui sont la majorité des Libyens.

On ne parle de la Libye que pour la vente d’esclaves et la route des migrants. Mais la souffrance des Libyens, on n’en parle pas beaucoup.

Celui qui est devenu une sorte de référence sur les violences sexuelles en Libye, c’est Imad. Tout le monde vient le voir. Au départ, c’est un ingénieur, un Tawergha – donc une minorité plus ou moins alliée de Kadhafi, utilisée et protégée par Kadhafi, et très accusée par les autres alors qu’elle a également été une grande victime de Kadhafi –, c’est un Noir Tawergha qui voit son pays partir en vrille, commence à le documenter et, petit à petit, découvre les violences sexuelles, particulièrement contre les hommes. C’est quelqu’un qui était incapable de parler de cela, même de le formuler et qui, aujourd’hui, est devenu l’expert, la référence, et a compris que la justice ne pouvait passer que par le fait de documenter ce qui se passait, et ce qui se passait partout. Donc de ne pas uniquement rendre justice aux Tawerghas. C’est un homme qui a maintenant permis, de manière très souterraine, au fin fond des cafés, un discours, un débat sur le viol, y compris des hommes. Il y a un débat aujourd’hui sur ces questions-là en Libye. La réponse ne viendra que de là.

Propos recueillis par Thierry Cruvellier, JusticeInfo.net.