Mark Drumbl : « Le droit ne peut pas régler les pires problèmes auxquels nous faisons face »

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Mark Drumbl
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SPÉCIAL JOURNÉE MONDIALE DE LA JUSTICE INTERNATIONALE (1/4)

LES GRANDS ENTRETIENS JUSTICEINFO.NET

Mark Drumbl

Professeur de droit et directeur de l’Institut de droit transnational à l’Université de Washington et Lee

Depuis vingt ans, l’universitaire Mark Drumbl a beaucoup écrit sur l’état de la justice internationale. Dans son style éloquent, il offre ici des perspectives volontiers iconoclastes ou anticonformistes sur la Cour pénale internationale ou les violations liées au changement climatique, en passant par les réparations et la responsabilité des entreprises.

 

 

JUSTICEINFO.NET : Comment fournir un diagnostic clair de cette crise de la justice pénale internationale dont on parle tant ? Ou comme le disait le groupe pop Supertramp : "La crise ? Quelle crise ?"

MARK DRUMBL : La crise se joue à plusieurs niveaux. Mais la question la plus fondamentale qui me semble non résolue, la plus poignante et la plus puissante, c’est cette réalité, que saisit une autre chanson de Supertramp – « J’ai vécu à côté de toi, mon ami, mais quel genre d’ami es-tu ? » Des gens partent tuer leurs voisins collectivement, c’est le point que nous n’avons pas entièrement réussi à résoudre. Le terme « crise » est tout simplement surutilisé pour décrire presque tout ce qui ne va pas comme prévu. Il y a du mélodrame dans cette invocation terminologique. Il est attrayant ; il repousse et attire. Mais le terme est si usé qu’il est presque devenu banal. Tout est en crise, toujours – c’est une crise perpétuelle.

La racine grecque antique du mot « crise » signifie moment d’élection, de décision, point de bascule. C’est la meilleure façon de saisir ce qui se passe. Comme vous le savez, la Cour pénale internationale (CPI) a émergé dans un moment d’internationalisme libéral et institutionnel particulier, dans les années 1990. Nous, les transnationalistes, avons décidé que la construction de tribunaux pénaux était le meilleur moyen d’obtenir justice. Maintenant, si nous avons créé quelque chose qui avait pour but d’atteindre un certain objectif, correspondant à la symbolique de cette époque de libéralisme et de légalisme international, et que cette chose se flétrit de plus en plus, est-il préférable de ne pas être marié ou de divorcer ? Je pense qu’il est préférable de divorcer.

Pour tous ceux d’entre nous qui se sont engagés pour l’égalité, la dignité, la responsabilité, la justice et la réparation, pour tous ceux d’entre nous soucieux de répondre aux graves violations des droits humains commises dans le passé et de les prévenir, je crois que l’heure est venue d’avoir de vrais débats qui peuvent perturber ou bouleverser.

La question que nous devrions vraiment nous poser : à quoi la CPI peut-elle être utile alors qu’il est clair qu'aujourd'hui, elle ne sera jamais en mesure d'atteindre les objectifs qui lui ont été initialement fixés.

La question que nous devrions vraiment nous poser n’est pas de savoir si la CPI peut être sauvée au regard des attentes initiales qui l’ont créée. Mais plutôt la suivante : à quoi peut-elle être utile alors qu’il est clair qu’aujourd’hui, elle ne sera jamais en mesure d’atteindre les objectifs qui lui ont été initialement fixés ? Je pense que nous devons soulager la CPI de sa croix.

Et quelle est la croix de la CPI ?

La seule chose que la CPI a bien fait jusqu’à présent est de poursuivre une poignée de chefs rebelles, généralement de niveau intermédiaire, venus de juridictions dont les gouvernements ont coopéré avec la Cour et sur lesquels elle a quelque peu fermé les yeux sur le plan des violations des droits humains. Après vingt ans de fonctionnement, c’est la seule chose que la CPI a réussi à faire, avec une poignée d’affaires, alors pourquoi ne pas simplement s’approprier cela ? Pourquoi ne pas se contenter de dire : voici le travail que nous faisons. Point final. Et dire que, finalement, une justice politique et partiale n’est pas si mal, et que c’est peut-être mieux que pas de justice du tout.

Un autre produit de la Cour, c’est d’avoir généré de nouvelles strates de jurisprudence sur les enfants soldats, sur le pillage, sur les attaques contre les biens culturels. Elle pourrait peut-être dire : ce que je peux faire de façon réaliste, c’est générer une nouvelle jurisprudence, en poursuivant les perdants.

La justice politique n’est peut-être pas si mauvaise que ça. Et peut-être qu’une plus grande honnêteté ou contrition pourrait éviter ce que je considère comme la mise en spectacle d’une constante déception.

Examinez n’importe quelle institution : la période initiale n’est peut-être pas nécessairement celle qui fonctionne. Prenez l’Afghanistan [en avril dernier, alors que les juges de la CPI subissaient de fortes pressions de la part des États-Unis, ils ont décidé de ne pas autoriser l’ouverture d’une enquête en Afghanistan qui viserait notamment des militaires américains] : oui, j’imagine que la Cour aurait pu être une sorte de David essayant d’atteindre Goliath avec un caillou entre les yeux. Mais la CPI ne sait pas viser, donc ça n’arrivera pas. Alors pourquoi toute cette déception sur le fait que l’une des puissances mondiales ait décidé qu’elle n’allait pas accepter l’enquête d’une institution internationale ? Et en quoi est-ce si différent de Kagame au Rwanda ? La justice politique n’est peut-être pas si mauvaise que ça. Et peut-être qu’une plus grande honnêteté ou contrition pourrait au moins éviter ce que je considère comme la mise en spectacle d’une constante déception.

Et si nous n’avions plus besoin d’une institution qui a eu de la valeur un certain temps ?

C’est une façon de voir les choses. Mais le fait que nous ayons créé la CPI et qu’elle disparaisse, cela me dérange. Ça me rend triste. Je préférerais qu’on la réinvente, qu’on la redessine, voire que l’on se contente d’un certain degré d’obsolescence plutôt que de prononcer son extinction. Dans extinction, il y a perte, et cela m’inquiète.

Qui serait le mieux placé pour ré-imaginer la CPI à ce stade ?

Je pense que la seule façon d’y parvenir serait soit par les bailleurs de fonds, soit par la sphère associative. La société civile globale brasse beaucoup de vent autour de la CPI. Cela peut être un point de départ pour commencer à la réorienter et à la ré-imaginer.

Au cours des deux prochaines décennies, la jeune génération va s’activer sur des défis mondiaux différents en matière de sécurité internationale et la CPI peut également être réorientée en ce sens

Une autre source de pression, c’est qu’au cours des deux prochaines décennies, la jeune génération va s’activer sur des défis mondiaux différents en matière de sécurité internationale et que la CPI peut également être réorientée en ce sens, en redéfinissant le type de menaces auxquelles nous sommes confrontés.

Dans les années 1990, il y avait ce sentiment que le potentiel de l’internationalisme libéral et institutionnel était énorme. Mais avec le temps, je pense que cette période a été une aberration et non le début d’une tendance. C’était une petite déviation, pas un bond en avant. Je pense que l’époque que nous traversons aujourd’hui reflète mieux la plupart des autres périodes de l’histoire de l’humanité. Ce n’est pas parce que Kambanda et Milosevic ont été poursuivis en justice qu’une institution permanente et mondiale, investie dans ces situations, va pouvoir faire de même. Je pense que nous sommes prisonniers de notre époque. Ce que nous considérons comme une crise, d’autres le considèrent comme insignifiant ou normal.

Lors d’une récente conférence à Amsterdam, vous avez dit : « Peut-être que je vais enseigner différemment, peut-être que je vais enseigner plus de Gambie et moins de CPI. » L’avenir est-il national, comme il est maintenant courant de le dire, et faut-il s’en réjouir ?

Je pense que cela s’inscrit dans le cadre d’une question générationnelle plus large. Dans les années 1990, les humains envisageaient un avenir internationalisé et avaient un profond scepticisme à l’égard du local, du national. Et tout comme il y a eu un virage politique vers une forme de nationalisme et de « nativisme », peut-être qu’une façon pour la CPI de se revaloriser n’est pas seulement de quitter les altitudes de ses ambitions excessives mais aussi d’appuyer le national. Et si cela nécessite une forme de justice plus politique, qu’il en soit ainsi.

À mes yeux, c’est ce complexe dont il faut se libérer. Il existe cette idée que pour qu’une institution soit légitime, elle doit naître dans un espace de perfection morale et de beauté, comme une immaculée conception. Il y a cette aura autour des tribunaux internationaux qui doivent être impartiaux, équitables, exempts de toute tâche politique pour être efficaces. Je dis au contraire qu’on peut être conçu dans le pêché et malgré tout accomplir le bien.

Et cette réalité est mieux acceptée au niveau national ?

Exact. C’est aussi un état d’esprit. Ce que nous constatons aujourd’hui avec la CPI ne peut pas être corrigé avec de nouvelles personnes ou des compétences plus élevées ou plus de financement. Je pense que nous avons affaire aux limites du purisme dans la poursuite de la justice. Et nous devons l’accepter.

La journée de la justice internationale devrait être ce moment où l’on embrasse l’imperfection plutôt qu’une sorte de fétichisation de ce qui est pur.

Ironiquement, les décideurs nationaux sont plus aptes que les internationalistes à danser avec le diable. Il s’agit donc, en fin de compte, d’une profonde déconstruction. Ce que nous devrions célébrer en cette journée de la justice internationale, c’est l’alchimie, les processus imparfaits. La journée de la justice internationale devrait être ce moment où l’on embrasse l’imperfection plutôt qu’une sorte de fétichisation de ce qui est pur. C’est cela peut-être qui vaudrait la peine d’être célébré. Voilà peut-être la nouvelle ère.

La fin d'une religion ?

Littéralement, la fin d'une religion.

Regardons les nouvelles tendances. Par exemple les « IIIM » - les mécanismes internationaux, indépendants et impartiaux. On ne peut plus créer de tribunaux, alors on enquête. S’agit-il d’une évolution positive ou d’un piètre substitut aux tribunaux ?

Dans une certaine mesure, il s’agit d’une évolution positive parce que cela suggère un recalibrage, une nouvelle réflexion ainsi qu’une diversification des acteurs. Mais d’un autre côté, c’est problématique parce que cela repose là aussi sur cette croyance que le droit va résoudre tous les problèmes. Une autre association d’idées née des années 1990, et qui fait partie du purisme, réside cette foi absolue dans le droit.

Vous avez dit qu’il fallait « décrocher » le projet du droit pénal international de ses institutions. Pouvez-vous l’expliquer ?

Il a été décidé que le succès du droit pénal international dépendait du succès de la CPI. Pendant des années, les cours de droit pénal international ont porté sur la CPI et sur les tribunaux ad-hoc. Je pense que ce que nous devrions faire, sur le plan pédagogique, c’est donner des cours sur le droit pénal international sans faire référence aux institutions internationales et voir ce que cela donne.

La société civile globale doit commencer à réfléchir au droit pénal international sans couvrir ni se concentrer autant sur les institutions internationales.

De même, la société civile globale doit commencer à réfléchir au droit pénal international sans couvrir ni se concentrer autant tant sur les institutions internationales. Une fois de plus, la CPI peut contribuer à ce processus en commençant elle-même à essayer de moins capter l’attention.

Nous pratiquons le droit pénal international de bien des façons et sous bien des formes depuis très longtemps, sans même nous en rendre compte. C’est l’autre danger de cette idolâtrie excessive et de cette focalisation sur la CPI : une grande partie de ce que cette institution prétend faire est, a été et continuera d’être fait dans une myriade de lieux que personne ne regarde vraiment. L’accent mis sur cette seule institution détourne l’attention du fait que nous le faisons depuis longtemps.

Le changement climatique, les pandémies mondiales, les flux de capitaux mondiaux sont des actes pour lesquels tout le monde est un peu complice et un peu victime, qui s’agrègent pour constituer des menaces à la sécurité collective auxquelles le droit pénal ne peut généralement pas répondre.

Je conteste profondément ce récit sur son origine. C’est pour cela que je n’aime pas trop ce truc des anniversaires. Cette idée que tout a commencé le 17 juillet 1998 [création de la CPI] ou que tout a commencé à Nuremberg. Non ! Ce qui s’est alors passé c’est que c’est devenu une discipline formelle d’étude, dans laquelle les gens ont reçu une formation épistémique et ont transformé le droit pénal international en un métier.

Vous avez également dit ne pas être convaincu que l’avenir résidait dans les crimes de mens rea [qui correspond à l’intention d’une personne de commettre un crime, ou à sa connaissance ; c’est un élément constitutif de nombreux crimes]. Que voulez-vous dire ?

Je pense que les plus grands casse-tête collectifs auxquels nous faisons face ne sont pas les crimes d’intention, ni de comportement, ni de pleine expression du libre arbitre. Ce sont les petits actes quotidiens. Le changement climatique, les pandémies mondiales, les flux de capitaux mondiaux sont des actes pour lesquels tout le monde est un peu complice et un peu victime, et qui s’agrègent pour constituer des menaces à la sécurité collective auxquelles le droit pénal ne peut généralement pas répondre.

La mécanique du droit pénal gonfle toujours l’acte répréhensible, l’autonomie d’action de l’accusé, et exagère la vulnérabilité de la victime. Nous oblitérons ainsi le fait que, même dans les comportements incluant un mens rea, la plus grande raison pour laquelle ils font métastase est peut-être finalement la participation des gens ordinaires.

Ce paradigme du droit pénal ne peut s’adapter à quelque chose comme le changement climatique. Parce qu’il ne s’agit pas de comportements que l’on peut lier à une intention criminelle. Que va-t-on faire ? Trouver une mens rea chaque fois que vous prenez l’avion et voyagez quelque part ? A mon avis, plus ce défi va croître, plus le rôle du droit va diminuer.

Mais tout le débat sur la manière de lutter contre les violations graves liées au changement climatique est de parler d’écocide, et vise à appliquer un cadre juridique similaire. Diriez-vous alors que nous répétons la même erreur ?

En fin de compte, ici, le droit pénal ne peut jouer qu’un rôle très limité. L’un de ses attraits est qu’il est théâtral. Il fait du bruit. On peut le vendre à l’opinion publique. C’est une performance. Ce que les gens intéressés par la justice internationale ont réussi à faire, c’est commercialiser la salle d’audience. Il en est né le sentiment que, si un problème est grave, il a besoin d’un tribunal, et que si un problème grave est associé à un tribunal, alors il attire l’attention. Cela nous amène à redéfinir questions et problèmes dans ce cadre du droit pénal, alors qu’il est peut-être incompétent pour répondre à la question.

Faut-il encore définir l'écocide ou est-ce une erreur de direction ?

Je peux comprendre qu’il y ait un espace pour poursuivre certains chefs militaires qui répandent délibérément des défoliants dans la jungle pour obtenir un avantage militaire. Mais tel n’est pas le problème auquel nous sommes confrontés avec le changement climatique : il s’agit de vous et moi et de la façon dont nous vivons au quotidien. Vous ne pouvez pas criminaliser tout le monde sur la planète. Si nous appliquons le paradigme du droit pénal au changement climatique, alors cela signifiera notre incarcération massive !

Au lieu de penser la fin de l’histoire, nous devrions commencer à penser la fin d’un droit présomptueux. Parce que je ne pense pas que le droit puisse régler les pires problèmes auxquels nous faisons face.

Nous devons donc commencer à penser autrement. Et au lieu de penser la fin de l’histoire, nous devrions commencer à penser la fin d’un droit présomptueux. Ce serait une façon plus saine de faire descendre le droit de son piédestal. Parce que je ne pense pas que le droit puisse régler les pires problèmes auxquels nous faisons face.

Les populations indigènes sont de plus en plus au cœur d’initiatives avant-gardistes et plus audacieuses en matière de justice, avec la Commission d’enquête nationale au Canada ou les luttes environnementales au Brésil. Comment comprenez-vous cela ?

Une chose que je trouve très intéressante, c’est la relation que les populations indigènes entretiennent avec le droit occidental. Elle est souvent très tendue, sceptique et, dans bien des cas, problématique. L’une des raisons pour lesquelles les débats inspirés par les peuples indigènes font preuve d’une grande créativité et d’une grande intrépidité est peut-être due à cette vision du monde qui s’écarte de la vision dominante.

C'est là le défi que doit relever la CPI. Elle doit se regarder dans le miroir et dire : en fait, je ne suis pas très séduisante.

C’est peut-être ce dont il faudrait s’inspirer. Mais encore une fois, cela signifie lâcher le contrôle. Et c’est là le défi que doit relever la CPI. Elle a été mise sur un tel piédestal, elle doit se regarder dans le miroir et dire : en fait, je ne suis pas très séduisante ; tout le monde croit en ma beauté, mais peut-être que je ne suis pas très belle.

Les ONG et avocats internationaux, les gouvernements et les institutions qui avaient l’habitude de mépriser les réparations semblent soudainement s’en préoccuper. S’agit-il d’une évolution significative ou d’un simple symptôme de la crise du droit pénal international ?

Une façon d’appréhender les réparations et le rôle de la CPI en ce domaine est d’adopter le prisme que vous suggérez : la recherche de sens. Si nous ne pouvons pas faire ceci, nous ferons cela ; si nous ne pouvons pas jouer au baseball, nous jouerons au football.

Mais il y a une chose que j’aime dans cette campagne pour les réparations, c’est qu’elles donnent une image plus honnête de ce que veulent les victimes. L’une des forces cachée derrière un tribunal pénal est cette idée que les victimes seront satisfaites symboliquement lorsqu’elles verront leur oppresseur en prison : « On m’a causé un tort et j’aurai eu réparation quand mon oppresseur sera en prison. » Cela élève les victimes elles-mêmes à la pureté.

Ce que j’aime dans les réparations, c’est que c’est plus honnête. Les victimes apparaissent comme tout le monde, comme des agents d’un ordre mondial néo-capitaliste.

Ce que j’aime dans les réparations, c’est que c’est plus honnête : je veux quelque chose, et cela m’est dû. Les victimes apparaissent comme tout le monde, comme des agents d’un ordre mondial néo-capitaliste, et je pense que c’est assez rafraîchissant.

Poursuivre une poignée de personnes à La Haye est très facile à appréhender pour la majorité des gens, puisqu’ils ne sont pas concernés. Toutes les petites culpabilités, les participations passives au crime, tout cela est négligé, placé sur les épaules d’une poignée d’auteurs absolument affreux. Leur punition expie les petites tâches de l’implication de tous les autres. Les réparations, elles, offrent un espace de débat plus vivant sur la responsabilité et sur l’humanité. J’aime quand les victimes disent : « Je veux quelque chose. Je veux qu’on me le rende. » Je pense que c’est très humanisant.

Le rôle et la responsabilité des entreprises sont un autre sujet dont on parle de plus en plus. Comment le voyez-vous ?

Je trouve le débat sur la responsabilité des entreprises en matière de crimes internationaux incroyablement ennuyeux. Dans le cadre des institutions internationales existantes, il a été délibérément décidé d’exclure la responsabilité des entreprises. Dans notre empressement à créer la CPI, nous avons laissé certaines choses de côté, et nous avons laissé de côté cette idée. La faute revient à ceux qui ont créé la CPI.

Je trouve très désinvolte de la part de la société civile mondiale de parler de responsabilité des entreprises alors que c’est cette même société civile qui les a créées en omettant délibérément cette responsabilité.

Je trouve très désinvolte de la part de la société civile mondiale de parler de responsabilité des entreprises alors que c’est cette même société civile, si pressée de mettre sur pied des institutions, qui les a créées en omettant délibérément cette responsabilité. C’est une attitude passive/agressive que se plaindre de ce que vous avez été complice d’avoir omis. C’est pour cela que je trouve le débat ennuyeux. Je le trouve désespéré.

Et vous ne voyez rien qui actuellement change cela ?

Si. De formidables penseurs, praticiens et universitaires cherchent à redonner vie au débat sur les responsabilités du monde de l’entreprise. Leurs voix sont magnifiques car elles ont une approche largement innovante. Mais le débat est paralysé par les institutions mêmes que nous avons créées. Je ne pense pas que nous puissions parvenir à parler de la responsabilité des entreprises en matière de crimes internationaux si nous ne réexaminons pas tout le cadre néolibéral du droit national des sociétés, dans pratiquement tous les pays du monde. C’est le point de départ.

Mais je pense que le débat sur le changement climatique finira par briser cela. C’est une occasion extraordinaire de réétalonner et de revoir notre façon de penser les profits, le progrès, la performance. Je pense que cela va ouvrir des portes. C’est pourquoi nous devons commencer à nous débarrasser de cette obsession selon laquelle la poursuite de la violence haineuse fondée sur la mens rea va résoudre les énigmes des conflits mondiaux. Ce n’est pas le cas. Que se passera-t-il quand nous n’aurons que des armées de robots ? Que se passera-t-il lorsque la violence sera construite par des entités qui n’ont aucune capacité au sadisme, à la compassion ou d’émotivité ? Une thèse de doctorat sur deux traite encore aujourd’hui d’un aspect obscur du Statut de Rome. Le monde n’a plus besoin de ça.

L'aspect le plus intéressant du droit pénal international aujourd'hui n'est pas ce qu'il dit sur lui-même, mais ce qu’il dit sur des questions sociales plus larges.

L’aspect le plus intéressant du droit pénal international aujourd’hui n’est pas ce qu’il dit sur lui-même, mais comment il peut être utilisé à d’autres fins et ce qu’il dit sur des questions sociales plus larges. C’est peut-être là une autre façon pour la CPI de se repenser : comme une ouverture à de plus grands débats – sur les jeunes et la violence, sur les biens culturels, sur comment les victimes peuvent devenir des bourreaux. Voici peut-être une autre piste de recadrage pour la CPI : acceptons que cette Cour ne soit pas une fin en soi, mais qu’elle serve de canal à une conversation beaucoup plus large.

Propos recueillis par Thierry Cruvellier.

Mark DrumblMARK DRUMBL

Mark A. Drumbl est un professeur de droit issu de la promotion de 1975 de l'Université d’Ottawa. Il enseigne à l’Université de Washington et Lee, où il est également directeur de l’Institut de droit transnational. Il est l’auteur d’Atrocity, Punishment, And International Law (CUP, 2007) et de Reimagining Child Soldiers in International Law and Policy (OUP, 2012) et co-auteur de Research Handbook for Child Soldiers (Elgar, 2019).