OPINION

Violences sexuelles contre les hommes, une prise de conscience progressive

Violences sexuelles contre les hommes, une prise de conscience progressive©Jason W Lacey/Flickr, CC BY-NC-ND
Utilisant un procédé photographique datant de la Seconde Guerre mondiale, Richard Mosse a capté la violence diffuse au Congo.
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Le 21 mars 2016, la Cour pénale internationale (CPI) a jugé Jean-Pierre Bemba coupable de crime contre l’humanité et de crime de guerre pour des actes commis en République de Centrafrique par les troupes dont il était le commandant militaire. Parmi ces actes, la CPI retient les violences sexuelles (dont le viol) pratiquées entre octobre 2002 et mars 2003.

Rappelons que Bemba était un chef de guerre et le leader politique du Mouvement de libération du Congo (MLC). Homme politique de premier plan en République démocratique du Congo (RDC), il fut candidat à la présidence de la République en 2006 et vaincu au second tour par Joseph Kabila. Il quitta la RDC en 2007 et fut arrêté en Belgique le 24 mai 2008 en exécution du mandat délivré par la CPI la veille.

Poursuivre et condamner pour des violences sexuelles commises dans des situations de conflit armé n’est pas un fait nouveau dans la Justice internationale. Ainsi, « au-delà de tout doute raisonnable », le Tribunal pénal international pour le Rwanda a-t-il estimé, dans son verdict du 2 septembre 1998 contre Jean-Paul Akayesu, que « les viols des femmes tutsies » étaient constitutifs du crime génocide, en raison de leur caractère systématique. Notons que, dans ce procès, il n’est pas fait état de violences sexuelles commises contre des hommes durant le génocide des Tutsis au Rwanda.

« Prendre possession »

De manière différente, dans le cas du procès Bemba, les juges se réfèrent à la définition gender neutral des violences sexuelles retenue dans l’article 7(3) du statut de la CPI adopté à Rome le 17 juillet 1998. Le texte titré Éléments des crimes, qui fait partie des documents officiels de la CPI, définit ainsi le viol : « L’auteur a pris possession du corps d’une personne de telle manière qu’il y a eu pénétration, même superficielle, d’une partie du corps de la victime par un organe sexuel ». Ce texte pare au risque d’une interprétation limitative du genre des victimes en précisant bien que l’expression « “prendre possession” se veut suffisamment large pour être dénuée de connotation sexospécifique », autrement dit elle est gender neutral.

À cet égard, pour souligner l’importance du jugement contre Bemba, un commentateur, Niamh Hayes, se réfère à l’une des nombreuses études publiées par le Dr Chris Dolan, un médecin anglais qui dirige depuis 1999 le Law Project Refugee – un programme développé au sein de la Faculté de Droit de l’Université Makerere à Kampala (Ouganda) pour soutenir et aider les demandeurs d’asile et les réfugiés. Dans cette étude préparée pour un atelier organisé à Londres par l’ODI (Overseas Developement Institute) en 2014, Chris Dolan fait un état des connaissances et actions (juridiques, médicales, militantes) portant sur la violence sexuelle contre des hommes et des garçons au cours de conflits armés.

Cette étude et d’autres du même auteur font ressortir que quasiment toutes les ONG internationales de secours et de droits humains, ainsi que les Nations Unies ont longtemps adopté une approche de la violence sexuelle focalisée sur les actes contre les femmes. En témoigne par exemple le Guide que l’HCR a publié en 2003 et qui est consacré au traitement de « la violence sexuelle et fondée sur le genre » contre les réfugiés et les déplacés. Ce guide prend explicitement le parti de considérer exclusivement les violences sexuelles contre des femmes et des jeunes filles car elles forment « la majorité » des victimes.

L’ancien vice-président congolais, Jean-Pierre Bemba, condamné par la CPI en mars 2016. Jerry Lampen/ANP/AFP

Certes ce dernier constat a été et reste régulièrement vérifiable. Cependant, dix ans plus tard, le discours de plusieurs institutions internationales a changé. Ainsi les Nations unies en 2013, suivies par l’ODI en 2014 ont-elles organisé des ateliers pour y discuter de la violence sexuelle contre les hommes et les garçons durant un conflit. Il s’agissait aussi de définir des mesures et des conduites à adopter pour les rendre efficaces.

À l’atelier de 2013 étaient représentés les agences des Nations unies, des organisations de la société civile, des experts, des praticiens médicaux, des chercheurs et des survivants (des victimes). Plusieurs problèmes furent identifiés et retenus comme exigeant une attention immédiate : se préoccuper de l’inadéquation des cadres légaux (legal frameworks) ; promouvoir des recherches améliorant la compréhension des causes, des conséquences et de l’ampleur de ces violences ; surmonter les lacunes des programmes spécifiques d’assistance médicale et psychosociale aux hommes victimes.

De même, en 2014 le bureau du procureur de la CPI organisa-t-il une discussion qui aboutit à la rédaction d’un document (Policy paper) précisant la politique que se fixait le procureur face aux crimes sexuels dans des contextes de violence armée et de crimes de masse. À nouveau sollicité, le Dr Dolan contribua à la discussion en soulignant notamment ceci : « L’engagement explicite de poursuivre en justice aussi bien dans les cas d’hommes victimes que de femmes victimes est d’une importance capitale étant donné la tendance des organisations internationales prenant en charge la violence basée sur le genre et le sexe à s’intéresser quasi exclusivement aux expériences féminines ».

De l’ex-Yougoslavie au Congo démocratique

Il paraît indéniable que le travail des juges et du procureur lors du procès Bemba coïncide avec l’accent mis sur les préoccupations reconnues, identifiées depuis la création du TPIY (Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie) et de la CPI.

Dès la fin des années 1990 et les procès du TPIY, quelques chercheurs et juristes ont publié des travaux portant sur les violences sexuelles contre des hommes. Ainsi en 1997 The Lancet publia un article à ce sujet formulant des préoccupations que l’on retrouve en 2013-2014, lors des ateliers et des discussions que nous venons d’évoquer, mais cette fois assumées par le procureur de la CPI et la représentante spéciale du secrétaire général des Nations unies chargée de la question des violences sexuelles en période de conflit.

Une remarque historique pour conclure : la préoccupation pour les viols d’hommes et de garçons a pris de l’intensité et eut des effets pratiques (judiciaires, médicaux, intellectuels) quand fut reconnue leur ampleur dans les conflits armés de l’est de la République démocratique du Congo. Ce fut en particulier des reportages de journalistes et des travaux de chercheurs portant sur la RDC qui révélèrent au grand public l’importance du phénomène et en analysèrent les circonstances et la méconnaissance.

Reste à écrire l’histoire minutieuse de l’intérêt porté à ces violences chez les chercheurs académiques et dans les institutions internationales judiciaires et politiques entre la fin des années 1990 et les années 2010.

The ConversationLa version originale de cet article a été publiée sur The Conversation.