OPINION

Justice au Pérou : questions en suspens pour les victimes des stérilisations forcées

Justice au Pérou : questions en suspens pour les victimes des stérilisations forcées©AFP PHOTO/CRIS BOURONCLE
Esperanza Huayama, victime des procédures de stérilisation forcées a participé à la campagne d'Amnesty International «contre sa volonté», de créer un registre des femmes victimes de stérilisations forcées
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L’Ombudsman (2002) et la Commission de la vérité et de la réconciliation (2003) ont signalé l’étendue de cette pratique sous le mandat de l’ancien président Alberto Fujimori : elle aurait concerné 300 000 personnes, pour la plupart des travailleurs ruraux et des femmes indigènes, ayant apparemment subi une intervention chirurgicale de stérilisation sans leur consentement, conformément au Programme de la santé de reproduction/ planning familial (1996-2000) qui visait à contrôler la croissance de la population en fonction des objectifs de développement économique du moment. Ce n’est qu’en avril 2015 que le procureur a ré-ouvert une enquête portant sur plus de 2000 cas de stérilisations forcées. Alberto Fujimori et plusieurs ex- ministres de la santé font actuellement l’objet d’une mise en examen. En outre, l’introduction d’une législation et d’une réglementation (fin 2015) a permis au ministre de la justice et des droits de l’homme d’entamer un processus d’enregistrement des victimes de stérilisation forcée (1995-2001). Cela va sans doute créer une pression en faveur de l’établissement de mesures de justice réparatrices. Le présent article récapitule et examine les initiatives en question.

caractéristiques et difficultés

La réouverture des enquêtes sur les stérilisations forcées a préparé le terrain en faveur d’une justice pour les victimes. Le procureur a considéré que ces crimes constituaient de graves atteintes aux droits de l’homme. Ce qui est cohérent avec l’accord de règlement à l’amiable de 2003, conclu entre les pétitionnaires et l’Etat péruvien, dans le cadre de la Commission interaméricaine des droits de l’homme. Le Pérou s’est alors engagé à ouvrir une enquête sur le cas de María Mestanza, décédée suite à une opération chirurgicale de stérilisation. L’obligation d’enquêter, de poursuivre en justice et de punir la violence à caractère sexiste a été établie en vertu de la Convention interaméricaine sur la prévention, la sanction et l'élimination de la violence contre la femme et de la Convention américaine relative aux droits de l’homme. Cependant, aucune référence n’a été faite à d’autres traités applicables dont le Pérou est signataire, comme le Statut de la Cour pénale internationale (CPI). Puisque la stérilisation forcée y est définie comme un crime contre l’humanité et comme un crime de guerre, une référence à ce traité contribuerait à délimiter juridiquement cette pratique selon des normes internationales et elle sensibiliserait l’opinion sur la nécessité de l’incorporer en tant que crime contre l’humanité/crime de guerre dans la législation péruvienne.

Le procureur a considéré le droit des victimes à la vérité comme un motif valable pour ré-ouvrir l’enquête. Malgré l’absence de la mention de ce droit dans les traités de défense des droits de l’homme, il a été néanmoins reconnu par la Cour interaméricaine des droits de l’homme (IACtHR) (p.ex. : Bámaca-Velásquez)  et le Comité des droits de l’homme (p.ex. : Sarma). Par ailleurs, le procureur a estimé que le droit de l’accusé d’être jugé dans un délai raisonnable n’était pas absolu et qu’il fallait pondérer ce droit avec la responsabilité de l’État de mener une enquête exhaustive sur des violations graves de droits humains.

Les plaintes concernant la stérilisation forcée font l’objet d’enquêtes de crimes contre l’humanité, c’est-à-dire de crimes « commis dans le cadre d'une attaque généralisée ou systématique contre une population civile et en connaissance de cette attaque » (CPI, article 7(1)). La stérilisation forcée est la privation de « la capacité biologique de se reproduire », elle constitue un acte « ni justifié par un traitement médical ou hospitalier des personnes concernées, ni effectué avec leur libre consentement (CPI Eléments des crimes, article 7(1)(g)-5). Deux mille plaintes pour stérilisation forcée ont été déposées à travers tout le pays (aspect « généralisé ») ; ces stérilisations forcées ont eu lieu, de surcroit, dans le cadre d’un programme gouvernemental (1996-2000) (aspect « systématique ») et elles concernent principalement des paysannes indigènes (« population civile »). Par ailleurs, la planification et l’exécution du programme de stérilisation laisse supposer que l’accusé a agi en connaissance de cause. L’élément de contrainte dans les plaintes, en particulier la violence verbale, indique l’absence de consentement (véritable) et démontre ainsi l’existence de stérilisations chirurgicales illégales. De plus, le fait qu’un grand nombre de victimes étaient analphabètes ou très peu instruites complique la question du consentement.

La liste des 2000 plaignants va probablement s’allonger, étant donné que le programme d’enregistrement des victimes mis en place récemment se poursuivra. Il faut que ceux qui se considèrent comme victimes puissent obtenir du gouvernement et de la société civile qui collabore avec celui-ci, toute l’aide nécessaire afin de pouvoir déposer plainte, participer ensuite comme partie civile et/ou témoin au procès et soutenir les poursuites et/ou des demandes de réparations. L’enquête doit être exhaustive pour refléter correctement les faits et elle doit être menée sans délai injustifié car les victimes attendent depuis de longues années qu’on leur rende justice. Toutes les forces politiques péruviennes devraient s’engager – sous la surveillance d’organisations et d’acteurs internationaux – à garantir le succès de cette procédure qui se déroulera sous la nouvelle administration (juillet 2016-2021).

Pour ce qui est de la législation de 2015 concernant l’enregistrement des victimes, trois points sont à relever. Premièrement, la définition du terme victime reste souple : l’absence de consentement libre et éclairé suffit et la contrainte n’est pas un élément requis. La définition est exhaustive : elle inclut non seulement les personnes déclarées comme victimes par les tribunaux mais aussi celles qui remplissent les conditions d’enregistrement. Ce point est important car il faudra plusieurs années avant qu’un jugement ne soit rendu. Deuxièmement, le droit des victimes à la justice est rendu effectif grâce à l’apport d’une aide juridique gratuite, indépendamment de l’enregistrement. Durant le processus d’enregistrement, des interprètes sont mis à disposition des victimes qui ne maitrisent pas la langue espagnole. Troisièmement, les victimes bénéficient d’un encadrement psychologique et d’une assistance médicale et sociale. Même si les soins psychologiques et médicaux sont des services qui ne font pas partie des programmes de réparation ou de reconnaissance, ils répondent néanmoins aux dommages psychologiques et psychiques subis par les victimes et constituent pour celles-ci une forme de justice réparatrice. Les victimes devraient, en tout cas, avoir accès à tous ces services là où elles vivent.

La législation de 2015 néglige cependant la question des réparations pour les victimes de stérilisation forcée. Le législateur a laissé passer une belle occasion et n’a pas adopté une approche de justice transitionnelle globale, surtout en matière de justice réparatrice. Cette erreur est d’autant plus grave que le règlement du programme des réparations 2006 ne fait aucune référence explicite aux victimes de violences sexuelles et aux réparations éventuelles dont elles pourraient bénéficier – et aborde encore moins la question des victimes de stérilisation forcée. Les mesures de réhabilitation telles que formulées et prévues par la législation de 2015, qui prévoient une aide psychologique et des soins médicaux pour les victimes, constituent une aide d’ordre humanitaire et une assistance mais non pas une réparation au sens strict. Il n’y a donc pas de programme de réparations adapté aux besoins spécifiques des victimes de violence sexuelle et de stérilisation forcée. De plus, la jurisprudence de droit international (p. ex. : Fernández-Ortega(IACtHR) et Lubanga (ICC)) et les Principes fondamentaux et directives de l’ONU concernant le droit à un recours et à une réparation des victimes de violations flagrantes du droit international indiquent clairement que les victimes doivent bénéficier de réparations adaptées et concrètes. Cela implique normalement des modalités de réparation symbolique, de réhabilitation ainsi que des dédommagements – autrement dit : il ne s’agit pas d’une simple réhabilitation.

Les difficultés de la mise en œuvre et le rôle des principaux acteurs 

En ce qui concerne les enquêtes et les poursuites, la plus grande difficulté qui se pose sur le plan de la mise en œuvre est la question de savoir si – et dans quelle mesure – le système judiciaire péruvien et les parties concernées sont prêts pour gérer efficacement et dans un délai raisonnable une affaire pénale complexe qui comporte un grand nombre de victimes. Etant donné qu’il est question de violence sexuelle, des règles de procédure et de preuve spéciales adoptées par la Cour suprême (2011) seront mises à l’épreuve. Le fait que de nombreuses victimes sont analphabètes, qu’elles vivent dans des régions reculées et que la date de leur stérilisation forcée remonte à 15 à 20 ans en arrière, rend le dossier encore plus compliqué. Par ailleurs, il s’agit de la première affaire judiciaire au Pérou dans laquelle la stérilisation forcée est traitée comme crime contre l’humanité. Une coopération internationale s’impose pour soutenir les efforts de justice en cours dans le pays. Cela pourrait se faire notamment par le biais d’un amicus curiae, de formations juridiques ou d’expertises médicolégales.

Pour ce qui est de l’enregistrement des victimes, l’identification des bénéficiaires de réparations doit être menée de manière exhaustive. Or la tâche de couvrir l’ensemble des victimes – potentiellement près de 300 000 personnes – est titanesque et constitue un défi important à relever. La difficulté est d’autant plus considérable que la plupart des victimes appartiennent à des communautés rurales et indigènes ou à des groupes vulnérables et très défavorisés. La rapidité du processus des demandes d’enregistrement représente une lourde charge pour l’appareil de l’Etat qui a mis en place des mécanismes décentralisés pour pouvoir accéder aux victimes de manière rapide. L’enregistrement des victimes se fait en fonction d’une approche régionale : ainsi, il se déroule là où vivent les victimes et il s’effectue dans leur langue. Etant donné qu’au moment de l’enregistrement, celles-ci doivent se soumettre à un examen/certificat médical prouvant leur stérilisation, les autorités doivent leur offrir une assistance gratuite et différenciée selon leur sexe.

Dans l’ébauche et l’application du programme de réparation, l’État devrait aussi prendre des mesures soucieuses des victimes, en combinant les réparations individuelles et collectives. Par exemple, il serait souhaitable de créer un programme de réparation différenciée selon le sexe de la victime et adapté spécifiquement au dédommagements des torts subis suite à une stérilisation forcée. La jurisprudence internationale relative aux réparations pour les victimes de violence sexuelle (p.ex. : Rosendo-Cantú (IACtHR)) pourrait s’avérer utile dans le cadre de la mise en œuvre de mesures de réparation individuelles et/ou collectives et de programmes focalisés sur la réparation de torts résultant de crime de violence sexuelle/sexiste. Même si l’Etat doit encore élaborer et mettre en place un programme de réparation sur la stérilisation forcée, les victimes et les organisations non gouvernementales ont dores et déjà exprimé le besoin de prévoir des indemnisations.

Les victimes, leurs défenseurs (les ONG) et une grande partie de la classe politique ont bien accueilli les initiatives de l’administration actuelle sur le plan juridique. Au Pérou, les principales parties concernées devraient donc contribuer, d’une manière ou d’une autre, au traitement des difficultés relatives à la mise en œuvre. Malgré les critiques émises à l’égard du calendrier des initiatives entreprises par l’administration actuelle – à quelques mois des élections présidentielles – Kaiko Fujimori, qui dirige le mouvement fondé par son père Alberto Fujimori, s’est dite intéressée à poursuivre les enquêtes en matière de stérilisation forcée si elle venait à être élue en juillet. Cependant, les victimes demeurent assez sceptiques quant à ses déclarations. Il reste à savoir si elle accorderait le pardon à son père, condamné pour plusieurs crimes graves.

Pour garantir la pleine application de la justice et le dédommagement des victimes de stérilisation forcée, l’Organisation des Nation Unies, l’Organisation des États américains – en particulier leurs organes chargés des droits de l’homme – et les ONG internationales devraient surveiller de près les engagements du futur gouvernement péruvien sur les questions de justice transitionnelle en suspens, relatives aux victimes de stérilisation forcée. Ces organisations devraient également soutenir les initiatives émanant d’acteurs locaux et dénoncer toute stagnation ou régression.

Les initiatives mentionnées ci-dessus sont donc importantes en soi et complémentaires. Elles ont indéniablement projeté les victimes de stérilisation forcée au premier plan du programme de la justice transitionnelle au Pérou. L’obtention de justice et de réparations par les victimes dépendra néanmoins du degré d’engagement dont feront preuve les acteurs locaux, internationaux, gouvernementaux et non-gouvernementaux.

 

Juan Pablo Pérez-León Acevedo est titulaire d’un doctorat en droit international (Université Abo Akademi, Finlande), d’un LLM (Colombia University) et d’un LLB (Université catholique du Pérou). Il a travaillé, entre autres et à divers titres, pour la Cour internationale de Justice, le Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, l’Université Abo Akademi ainsi qu’au sein de différentes organisations non-gouvernementales de défense des droits de l’homme.