OPINION

Les révélations involontaires de la Tunisie au Salon du livre de Genève

Les révélations involontaires de la Tunisie au Salon du livre de Genève©Keystone
Le stand (650m2) de la Tunisie, hôte d'honneur du Salon International du Livre et de la Presse, n'a accordé que 100m2 aux livres.
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La Tunisie postrévolutionnaire ploie sous le poids de son administration publique. C’est ce qui ressort de la polémique suscitée chez les éditeurs tunisiens par l’organisation du stand du pays du jasmin, hôte d’honneur du salon du livre et de la presse qui s’est tenu jusqu’à dimanche à Genève.

Relayée vendredi en Suisse par le quotidien Le Temps, l’affaire a démarré par la publication il y a une semaine d’une lettre ouverte sur le site du groupe privé de télévision Nessma, signée par 12 éditeurs.

Titré par Nessma «Hôte d’honneur au salon du livre de Genève, la Tunisie n’aura aucun éditeur sur place!», le texte relevait: «La Tunisie est l'hôte d'honneur du Salon du livre de Genève, avec comme thème "Les révélations de la révolution". C'est là une occasion inédite de présenter la production éditoriale tunisienne des cinq dernières années.»

«Un rendez-vous manqué»

Or, pour l’une des signataires, Elisabeth Daldoul, des éditions Elyzad, venue au salon du Livre de Genève indépendamment de la délégation tunisienne et installée dans l’espace du salon africain, il s’agit «d’un rendez-vous manqué.»

«Nous aurions souhaité pouvoir montrer une vitrine de l’édition tunisienne plus diversifiée, plus riche, ce qu’elle est vraiment. Surtout que le thème officiel du stand tunisien s’intitule: ‘Révélations de la révolution tunisienne’. Il y a bien des livres, mais beaucoup ne s’inscrivent pas dans le thème choisi. La riche production d’après la révolution de 2011 n’est pas représentée», regrette l’éditrice.

De fait, la part du livre était réduite à deux modestes bibliothèques et un présentoir, le tout rempli en partie par diverses institutions dépendant du ministère tunisien de la culture, soit environ 100 m2 sur les 650 m2 occupés par le stand.

Comme l’a précisé à Genève Abdelhamid Maraoui, membre du ministère et directeur exécutif de la foire du livre de Tunis, c’est l’Union des éditeurs tunisiens (UET) qui a été chargée de monter la partie livre du stand tunisien.

Mohamed-Salah Maalej, président de l’UET, répond: «Nous n’avons exclu aucun éditeur qui a exprimé son désir de participer à la manifestation. En notre qualité d’Union des éditeurs tunisiens, nous avons diffusé l’information à toutes les parties actives dans ce domaine, ce qui a fourni l’occasion de participer à chaque éditeur qui le voulait.»

Egalement membre de l’UET, Hafed Boujmil reconnaît que l’espace dédié au livre aurait pu être plus grand. Mais il souligne que cinq éditeurs ont fait le voyage dans le cadre du stand tunisien.

De fait, Il n’y avait pas zéro éditeur privé, comme l’ont répété nombre d’intervenants tunisiens sur les médias sociaux. Mais ils se comptaient sur les doigts d’une seule main. Quant aux 70 fonctionnaires déplacés à Genève et évoqués avec insistance sur les réseaux sociaux, ils étaient moins nombreux et représentaient différentes institutions dépendant du ministère de la culture, selon Abdelhamid Maraoui.

L’affaire n’est pas terminée

Célèbre blogueur tunisien présent à Genève, Slim Amamou juge ces critiques exagérées: «Ce n’est pas grave que tous les éditeurs ne soient pas présents. Le ministère de la culture a décidé de montrer d’autres types de culture. C’est une stratégie intéressante puisqu’il s’agit de promouvoir la Tunisie et en second lieu les livres. Dans ces temps difficiles où l’image de la Tunisie a été écorchée par plusieurs attentats terroristes, ce stand est bien conçu. Mais il faudra faire un débriefing pour voir ce qui a réussi ou pas.»

Un retour d’expérience qui promet d’être animé. A Tunis, Karim Ben Smail ne décolère pas: «C’est la première fois que le milieu de l’édition pousse une gueulante! »

Et le patron des éditions Cérès, la plus ancienne et importante maison d’édition en Tunisie, qui a boycotté le salon comme d'autres personnalités, de dénoncer: «En Tunisie, l’Etat est le plus gros éditeur et il concurrence le secteur privé. Il existe une petite dizaine d’agences dépendantes du ministère de la Culture qui publient des livres sur le budget du ministère et sans obligations de résultats. Ces livres ne sont pratiquement jamais mis sur le marché et ne respectent aucune norme. Ces instituts ne rendent jamais de compte. Le dernier exemple en date, c’est un énorme bouquin de 4 kg intitulé «Je suis Bardo», un beau-livre, soi-disant, publié avec l’aide du fonds que le ministère a créé pour aider les éditeurs! Pendant ce temps, les éditeurs tunisiens disparaissent lentement dans l'indifférence des autorités. Il est temps de redéfinir le rapport de l'Etat à notre profession!»

L’ouvrage était bien présent sur le stand, sous cellophane jusqu’à la fin du salon, contrairement à une édition moins volumineuse du même ouvrage, également présente sur le stand. Deux éditions d’un même livre donc.

Une administration à reformer

Selon Shiran Ben Abderrazak, cette affaire est tout-à-fait révélatrice. Le directeur de Dar Eyquem (une résidence d’artistes située à Hammamet) et auteur du «Journal d’une défaite», déclare à propos du ministère de la culture: «Le ministère s’est retrouvé, après la révolution, face à une explosion du côté de la culture, dans tous les domaines. Il a été forcé de s’adapter aux demandes. Après, les dysfonctionnements sont liés à l’état général de l’administration en Tunisie. C’est lent, c’est quasi-soviétique, mais il y a un désir de faire avancer les choses.»

Et d’ajouter: «Les opérateurs culturels attendent de voir ce que va faire Sonia Mbarek (la ministre jouit d’une grande notoriété, comme chanteuse classique, ndlr), vu qu’elle vient d’arriver (3 mois, ndlr). Les nominations qu’elle a faites sont globalement positives concernant les directeurs des festivals. Le problème, pour moi, c’est qu’il y a deux têtes: d’un côté la tête du ministère qui essaie de faire des choses et de l’autre le corps du ministère qui est dans un état assez déplorable, comme c’est le cas pour tous les ministères en Tunisie. Il faudrait un énorme allégement.»

Invité à Genève pour un débat sur la constitution de 2014 au stand tunisien, le constitutionnaliste Chaouki Gaddes confirme : «Nous trainons un boulet: l’administration publique. Elle souffrait de plusieurs maux avant 2011. Depuis lors, elle a été maltraitée en la remplissant de gens sortis des prisons (essentiellement des islamistes du parti Ennahdha, ndlr). Cette masse de nouveaux fonctionnaires a alourdi l’administration et les charges de l’Etat, tout en diminuant la productivité par manque de compétence. On a amplifié l’héritage de l’expérience française et de son modèle bureaucratique.»

Et le coordinateur du Forum de mobilisation de la société civile pour les élections de 2014 d’ajouter: «Mais nous avons un nouveau ministre chargé de la fonction publique qui va très fort, qui s’attaque à la corruption, aux mauvaises pratiques, à des dossiers qui n’ont jamais été abordés depuis des décennies. Et il jouit du soutien politique du sommet de l’Etat.»

L'article a été publié par swissinfo.ch